Ils se basent de plus en plus sur une interprétation très sélectives des chiffres publiés sur l’économie ou sur les entreprises, sans forcément que ce soient les chiffres les plus pertinents.
Hier, nous avons vu comment la surévaluation de certains actifs pouvait nous interroger sur la pertinence des anticipations des marchés. Et d’autres éléments vont également dans ce sens.
Il est sans doute trivial de dire qu’une situation de déconnexion entre les marchés et l’économie réelle n’est pas soutenable éternellement. On vous répondra qu’en écrivant ceci, vous enfoncez des portes ouvertes et que vous avez forcément raison, mais que la vraie question est de savoir comment vous évaluez ou mesurez ce degré de déconnexion.
Une bonne approche pour mesurer cette déconnexion est d’observer la divergence entre les indicateurs réels et les indicateurs financiers, et d’en déduire – comme le fait Patrick Artus de Natixis – que cette divergence ne permet pas d’anticiper facilement les risques de récession. Citons son analyse :
« Dans les récessions du passé, tous ces indicateurs étaient cohérents et indiquaient une récession. Avant la récession de 2008-2009 due à la crise des subprime, tous les indicateurs montraient qu’une récession allait se déclencher.
Aujourd’hui, la situation est différente : certains indicateurs avancés (production prévue, confiance des consommateurs, évolution de l’offre et de la demande de crédit, pente de la courbe des taux d’intérêt, cours boursiers) sont cohérents avec l’hypothèse de récession ; d’autres (taux de défaut, spreads de crédit, volatilité des actions, bénéfices attendus des entreprises) sont cohérents avec l’hypothèse de poursuite de la croissance ».
Difficile là encore de savoir qui l’emportera entre les indicateurs réels et financiers. Il y a donc bien plusieurs matchs livrés par les marchés financiers : celui contre les banquiers centraux (qui a raison ?), mais aussi, en parallèle, celui contre les économistes et statisticiens (qui a raison ?). Comme toujours, il est impossible de déterminer le timing du retournement des marchés. De plus, il est, par définition, impossible de déterminer la date d’un krach. Sinon, tout le monde s’y préparerait et le krach tant attendu ne se produirait pas. Mais l’on sait qu’il faut des catalyseurs sérieux pour déclencher des paniques boursières.
Il faut savoir raison garder, et ne pas se laisser surprendre par le passage d’une situation extrême de cupidité et euphorie inconsciente à celle d’une peur et aversion au risque.
De quel krach se rapproche-t-on ?
De ce point de vue, 2023-2024 ressemblerait plus à 2000 (surévaluation des actions TMT et dégonflement de la bulle internet) qu’à 2007-2008 (crise systémique des banques encore que pour certains le risque systémique bancaire reviendrait, ce que nous ne croyons pas) ou même 2010-2012 (crise des dettes souveraines de la zone euro).
Au-delà des marchés, autre point de ressemblance entre les deux périodes : la transformation digitale et numérique (avec ou sans intelligence dite artificielle) du monde est aussi évidente et irréversible en 2023 que l’était la diffusion de l’internet dans les vies privées et professionnelles en 2000, ce qui n’a pas empêché la crise des actions entre fin 2000 et début 2003.
Une troisième situation est le biais des marchés financiers qui ont systématiquement sous-estimé la capacité de la réaction des banques centrales à l’inflation. De fait, ils sous-estiment la durée de la période durant laquelle les banques centrales maintiendront des taux d’intérêt élevés. Ils ont sans doute tort, car l’inflation est devenue structurelle (d’ailleurs l’essentiel de la décélération de l’inflation zone euro observé depuis 6 mois provient quasi-intégralement des prix de l’énergie).
Deux tendances fortes et durables vont maintenir le niveau d’inflation structurelle à un niveau élevé.
D’abord, il y a d’abord le lien entre le vieillissement démographique et l’inflation. Le premier entraîne une baisse du taux d’épargne et un déséquilibre entre l’offre et la demande (moins de producteurs et plus de consommateurs).
Mais il y a aussi le lien entre transition énergétique et inflation. Les énergies renouvelables ne pourront pas remplacer les énergies fossiles rapidement pour une production d’électricité de masse. Ainsi, le passage des énergies fossiles aux énergies renouvelables impliquera une très forte hausse du prix de l’énergie compte tenu de l’intermittence de la production. Il faudra énormément plus de capital pour produire de l’énergie renouvelable que pour produire de l’énergie fossile, sans compter les coûts de stockage de l’électricité.
La double naïveté des marchés
Le biais des marchés financiers est donc tel que ceux-ci n’ont pas encore totalement intégré la capacité des banques centrales à lutter contre l’inflation. Elles ont certes trop tardé à réagir, ont été trop hyper-accommodantes mais aujourd’hui savent – quelle découverte – que les conséquences de l’inflation sont bien trop dangereuses pour la stabilité financière, sociale et même politique, et que la seule voie de salut est de maintenir une politique restrictive pour longtemps.
Mais ce n’est pas tout, les marchés financiers sont installés dans une double naïveté.
Première naïveté, celle de croire à tort que les banques centrales (notamment la Fed) redeviendront accommodantes pour éviter tout risque d’atterrissage violent et de récession profonde. Il est bien plus probable que la Fed se fera violence et que, s’il faut une grave récession pour ramener l’inflation vers sa cible, elle n’empêchera pas cette récession.
Seconde naïveté, celle de croire que tout krach boursier durable sera évité par la Fed en ressortant la panoplie court-termiste des outils bien connus de politique monétaire (baisse des taux directeurs, repo de long terme en faveur des banques, reprise des quantitative easing). Or, s’il faut provoquer une déflation des actifs financiers en plus de la récession (même si les deux phénomènes interviendraient probablement de toute façon en même temps), la Fed, pour la première fois de son histoire, n’hésitera plus.
Avec une inflation structurelle persistante, l’aléa moral est mort : les banquiers centraux faucons seront confortés et les banquiers centraux colombes seront malgré eux obligés de se transformer en faucons.
Il n’est pas loin le temps où un banquier central influent viendra nous rappeler les propos d’Alan Greenspan, fin 1996, sur l’exubérance irrationnelle des marchés financiers. Ce n’est pas parce que nous n’avons jamais vu la Fed (pour ne citer qu’elle) maintenir un biais restrictif au niveau de la politique monétaire, pour des raisons de surévaluation des actifs boursiers, que ceci n’arrivera jamais.
Cette fois, c’est vraiment différent
Il existe une quatrième situation intéressante quant à la pertinence et lucidité des marchés financiers. L’idée traditionnelle que, face à une forte aversion au risque et suite à un cycle de politique monétaire très restrictive, les banques centrales vont sans attendre enclencher un cycle d’assouplissement monétaire en baissant les taux directeurs est aujourd’hui un leurre (comme nous l’évoquions d’une certaine façon dans la troisième situation). C’est généralement ce qui jalonnait l’histoire de la politique monétaire de la Fed.
Mais, si nous osions, nous écririons pour une fois que « this time it’s different… really different ».
Les raisons évoquées plus haut de persistance d’inflation structurelle ici ou là justifient l’adage un peu minoritaire sur les marchés quant aux perspectives de taux d’intérêt mais que nous partageons : « higher for longer ». Ce qui signifie qu’en cas d’accidents financiers (il y en a eu depuis la mise en place des cycles de remontée des taux directeurs et il y en aura d’autres), les marchés semblent oublier que les banques centrales disposent d’autres instruments que la baisse des taux d’intérêt pour assurer la stabilité financière.
Les banques centrales peuvent donc maintenir leurs taux directeurs à un niveau élevé (tout du moins en termes nominaux) voire les relever plus haut, malgré une succession de stress financiers, et ce pendant plus longtemps que les marchés ne l’attendent.
Le dilemme entre le maintien de la stabilité financière et la lutte contre l’inflation n’en est et n’en sera pas un, en réalité. La lutte contre l’inflation a la priorité. Les banques centrales seront donc particulièrement attentives à la gestion de l’arbitrage suivant : lutte contre l’inflation, tout en évitant de créer les conditions d’une violente crise financière provoquée par un deleveraging (ou désendettement « forcé » de nombreux acteurs financiers).
L’exemple récent de la crise des fonds de pension britanniques à l’automne 2022 n’est sans doute qu’un épisode d’une longue série de deleveragings coûteux (l’aléa moral ne pourra plus fonctionner systématiquement et en fonction des enjeux politiques et sociaux il y aura des choix et donc des sacrifiés).
Comme beaucoup l’annonçaient ces dernières années, c’est bien plus la sphère financière de l’économie qui est menacée que la sphère réelle.