** Notre Chronique d’hier comportait deux questions. La première, qui inaugurait le commentaire du jour, concernait la capacité du CAC 40 à déborder les 4 930 points ; la réponse est positive et les 5 000 points sont désormais à portée de main. La seconde question, posée en guise de conclusion, concernait la possible conversion du « vaisseau Europe » en sous-marin, ce qui lui permettrait de passer sans encombre sous les champs d’icebergs formés de CDO et de CDS congelés depuis le milieu de l’été 2007 — lesquels dérivent maintenant beaucoup plus au sud que ce que les météorologues de la finance avaient jamais envisagé.
Nous n’avons pas la réponse à notre seconde interrogation… mais vu l’état des routes maritimes, même à bonne distance de la calotte glaciaire des créances pourries — en cours de dislocation –, nous pouvons affirmer que seul un bâtiment équipé de ballasts et d’un périscope pourra échapper au naufrage qui guette tous les navires de surface.
Nous allons démontrer aujourd’hui qu’en plus des icebergs évoqués hier, les capitaines de l’industrie financière vont devoir également se faufiler entre les récifs de l’inflation — +7,4% l’an aux Etats-Unis selon l’indice des prix à la production, le pire depuis 25 ans — et les écueils de la récession (la confiance et les anticipations des ménages américaines viennent de chuter au plus bas depuis 17 ans).
Tous les chiffres publiés hier — à l’exception d’un indice IFO un peu moins mauvais que prévu en Allemagne à 104,1 contre 103,4 en janvier — confirment le risque de stagflation que nous décrivons depuis le 26 février 2007 ; ce mardi était en effet la date anniversaire de l’avènement officiel de l’effondrement du marché des dérivés de crédit, symbolisé par la faillite du géant californien New Century Financial… et quelques semaines plus tard du géant britannique Northern Rock.
** Avant de revenir en détail sur le scénario de la stagflation nous allons nous efforcer de démontrer pourquoi il sera structurellement très difficile d’y échapper. En effet, après la légende de la non-contagion des subprime du printemps 2007, les grands communicants tentent à présent de nous convaincre que l’ordre du jour n’est pas au credit crunch, la preuve étant la multiplication des demandes de prêts depuis la fin novembre 2007.
Les spécialistes du secteur du crédit se gardent bien de préciser que la déferlante des nouveaux dossiers provient justement du fait que les banques américaines y regardent à deux fois avant d’approuver un projet d’endettement… que ce soit pour l’achat d’une voiture, la réalisation de gros travaux dans la maison, une inscription universitaire, le financement d’une hospitalisation… ou bien entendu, l’achat d’une résidence principale ou secondaire.
Quand une seule demande suffisait début 2007 — la succursale bancaire la plus proche de son centre commercial favori faisait l’affaire — il faut désormais tenter sa chance auprès de quatre ou cinq prêteurs différents… sans garantie d’obtenir satisfaction, et ce même à des tarifs prohibitifs.
Croyez-le ou non, certaines municipalités américaines sont également incapables de se refinancer à moins de verser 20% d’intérêt — oui, vous lisez bien 20% — pour des prêts à court terme qui leur permettent juste de fonctionner quelques semaines de plus. Ces prêts servent en effet à payer les employés de mairie, des écoles, des hôpitaux ou de faire face aux travaux de réparation de première nécessité.
Dernière victime de renom de la crise de liquidité qui sévit sur les municipals bonds — les monoliners restent sur la touche — et de l’aversion au risque des investisseurs : le port de New York qui a dû offrir 20% de rémunération à ses créanciers la semaine dernière !
Pour bien toucher du doigt le coeur du problème auquel sont confrontées les banques, c’est-à-dire respecter leurs ratios de solvabilité, sachez que, selon les statistiques de Federal Deposit Insurance Corporation, elles ont dû provisionner pas moins de 31,5 milliards de dollars de pertes sur leur portefeuille de créances rien qu’au quatrième trimestre 2007. Cette somme représente presque la moitié des 68 milliards de dollars des pertes enregistrées sur l’ensemble de l’année : un taux d’accélération exponentiel qui donne le vertige… ou des sueurs froides au sujet du premier trimestre 2008.
Les créances considérées comme simplement douteuses ont explosé d’un tiers (à 27 milliards de dollars) au cours du seul dernier trimestre de 2007… et le taux d’incidents de remboursements sur les prêts subprime dépasse les 15%. Le taux de défaillance sur les cartes de crédit pourrait quant à lui dépasser les 4,5% en 2008 et les 10% dans certaines régions industrielles sinistrées ou fortement touchées par l’éclatement de la bulle immobilière.
Les bénéfices des établissements de crédit américains se sont effondrés de 83,5% l’an passé — du jamais vu depuis 1991. Les saisies de biens immobiliers ainsi que les ventes aux enchères atteignent des niveaux dont les anciens du secteur n’ont pas souvenir — ou alors, en remontant au temps de la faillite des Caisses d’épargne américaines, au milieu des années 80.
Etonnez-vous, dans ces conditions, que les banques américaines ne puissent pas, même si elles en avaient la volonté, soutenir la consommation au travers des cartes de crédit ou de prêts aménagés — et pourquoi pas garantis par les municipalités… mais où trouveraient-elles l’argent sans un sauvetage des rehausseurs de crédit ?
N’allez pas croire que le phénomène de crise immobilière restera cantonné à l’Amérique du Nord : l’inversion de cycle vient de frapper cruellement Newcastle et certaines banlieues de Londres et il cause aussi des ravages en Espagne sur la Costa del Sol et la Costa Brava.
La France n’est pas non plus épargnée : les mises en chantier ont plongé de 7,3% en janvier et les permis de construire sont en chute libre de 17,1%. Dans le même temps, l’indice PMI des services — le baromètre synthétique du climat des affaires dans l’Hexagone — se replie de trois points à 105, son plus bas niveau depuis décembre 2005 : la croissance zéro se profile déjà à l’horizon de juin.
** Tournons-nous maintenant vers un futur encore plus proche : de nouvelles turbulences se profilent au cours des prochaines 48 heures. En effet, le basculement du dollar sous les 1,492/euro survenu hier soir s’accompagne symétriquement — et c’est un grand classique — d’une poussée de fièvre sur le pétrole, lequel repasse au-dessus des 101 $ à New York.
Ces paramètres s’ajoutent aux signaux d’inflation et de récession déjà évoqués… mais les investisseurs ont manifestement décidé de les ignorer ; le CAC 40 est reparti à l’assaut des 5 000 points et termine — via un gain de 1,1% — au contact des 4 975 points.
S’il ne s’agit pas d’un cas typique de fuite en avant, alimentée depuis vendredi par des rumeurs de sauvetage des monoliners, alors nous avons véritablement largué les amarres et embarqué à bord du sous-marin jaune. Peut-être profiterons-nous encore quelques jours des effets euphorisants de substances psychédéliques non identifiées !
Philippe Béchade,
Paris