Lorsque toute valeur est subjective, fluctuante, capricieuse – il ne reste plus qu’un actif pour ancrer l’économie dans le réel : l’or.
Les Faux Monnayeurs, de Gide, est la lecture de notre époque. Gide montre l’ébranlement qui est utilisé par les élites et leurs illusionnistes – c’est-à-dire l’entrée dans la modernité.
Désormais les signes ne renvoient qu’à d’autres signes, sans point fixe. Le papier ne doit renvoyer qu’au papier.
J’ai souvent expliqué cela en disant que les banquiers centraux, démiurges, s’étaient attribué le pouvoir de rendre homogène tout le champ des actifs financiers, tout le champ des papiers : ainsi, ils le contrôlent ou croient le contrôler. Pour cela, cependant, il faut qu’il n’y ait pas de fuite, que jamais on ne sorte de l’univers clos du papier ; si on en sort, ils perdent leur pouvoir.
D’une certaine façon, Gide met en roman les découvertes de l’économiste Léon Walras, qui réalise que la valeur n’est rien d’autre que le point de rencontre de l’offre et de la demande : elle est subjective et non pas objective.
On enterre les valeurs objectives, matérielles comme la « valeur travail » ou « la valeur utilité ». Ce qui est objectif est fini, ce qui est subjectif est infini.
On découvre ce qui se généralisera plus tard pour le marché de l’art : il est pure subjectivité, cela vaut le prix que certains peuvent et veulent payer. Il n’y a plus de valeur, plus de limite, il y a une cote.
Menger formulera cela en disant que la valeur, c’est dans la tête des gens.
Cette valeur libérée en quelque sorte de sa substance est instable puisque désancrée. Elle flotte, capricieuse.
Il faut tuer la volatilité
Cela explique que dans le cadre actuel – qui est celui des valeurs boursières gonflées artificiellement – les banques centrales et singulièrement la Fed sont obligées de neutraliser cette instabilité par les manipulations monétaires et les guidances, et ainsi tuer la volatilité.
Il faut faire jouer tout en prétendant qu’il n’y a pas de risque.
Les buybacks, les rachats de leurs propres actions par les entreprises, sont nécessaires dans ce système car ils constituent le lien entre l’imaginaire boursier (tout flotte) et le réel, c’est-à-dire la rentabilité que l’on obtient dans l’économie réelle. On arbitre entre une rentabilité spéculative purement financière et une rentabilité économique produite par l’investissement.
Une action du musée du Louvre ne vaut rien puisque jamais il ne sera dépecé ou liquidé. En revanche, s’il se livre à des buybacks avec ses recettes, alors les actions du Louvre ont une valeur.
Mais les buybacks ne sont possibles à grande échelle que par les dettes, c’est-à-dire par les taux ultra-bas. Grâce à cela, grâce aux taux bas, ils constituent le parachute.
Il y a disparition de la valeur substantielle, fondamentale ; le référent objectif disparaît de la pensée.
La Fed, c’est le vent
La pensée ne s’accroche plus à rien, elle devient serve, pur produit de la volonté des maîtres du monde les banquiers centraux. Ne combattez pas la Fed, don’t fight the Fed.
En Bourse, on dit : « il ne faut pas pisser contre le vent, cela mouille les chaussures ! » La Fed, c’est le vent.
Les étalons, les valeurs fondamentales, objectives, qui assuraient le réglage des échanges sont escamotés, ils n’ont plus de pouvoir de mesure et de garantie. Il faut faire le deuil de la représentation et glisser vers l’inconvertibilité et la flottaison.
Tout n’est que valeur boursière, la Bourse ne renvoie qu’à la monnaie et la monnaie à elle-même – c’est-à-dire au désir des maîtres, dont la seule limite est ce qu’on appelle la confiance/crédibilité mais qui est plutôt la naïveté ou la bêtise des peuples. Sortie des épures, la valeur boursière n’existe plus en dehors de l’appétit pour le jeu.
Comme antidote à la pensée moderne, celle de Walras, utilisée par les banquiers centraux scélérats, je conseille de lire Balzac, la nouvelle Gobseck, dans la Comédie Humaine. Là on comprend ce qu’est la substance : l’or.
« Il n’est qu’une seule chose matérielle dont la valeur soit assez certaine pour qu’un homme s’en occupe. Cette chose, c’est l’or, [lequel] contient tout en germe et donne tout en réalité. »
L’or détient le plus grand pouvoir de représentation, de réduction, de mise en homogénéité, de mise en équivalence de la diversité des biens et des richesses du monde.
L’or met en équivalence des forces sociales et des produits sociaux multiples, divers, lointains, hétéroclites.
L’or homogénéise le bric-à-brac du monde, comme celui de l’usurier Gobseck qui accumule les objets, finance tout et a pour contrepartie une infinité de gages.
[NDLR : Retrouvez toutes les analyses de Bruno Bertez sur son blog en cliquant ici.]