** La pauvreté est toujours une mesure relative, mais relative à quoi ? Un homme peut être parfaitement heureux de son lot existence. Il peut n’avoir ni l’eau courante, ni le chauffage central — et encore moins d’argent. Imaginez-le s’occuper de son jardin, nourrir ses poules et réparer son toit. Dans les bois, il pourrait même mettre en place un alambic lui permettant de distiller les fruits de la terre en liquides plus agréables. En fait, selon tout ce qui compte à ses yeux, il pourrait avoir une vie riche, confortable et plaisante. Mais à mesure que l’échelle de comparaison augmente, les détails qui rendent sa vie si agréable pour lui disparaissent sous une avalanche de statistiques. Il découvre qu’il est "sous le seuil de pauvreté". Il s’aperçoit qu’il est "désavantagé" et "défavorisé". Il pourrait même être ravi de réaliser qu’il a "droit" à "un logement décent".
* L’idée de "pauvreté" ne lui est peut-être jamais venue à l’idée. Il vit peut-être dans un endroit où tout le monde est à peu près aussi "pauvre" que lui… et où tous sont parfaitement heureux comme ça. Mais maintenant que le démon s’est emparé de lui, il ne le quitte plus. La pauvreté lui semble être quelque chose dont il doit s’échapper… quelque chose dont il doit sortir… quelque chose que quelqu’un doit à tout prix résoudre !
* Le voilà mécontent. Le malheureux, autrefois tout à fait épanoui dans ses circonstances particulières, est désormais parfaitement misérable dans son rôle de benêt sous-développé.
* Mais le pire, dans tout ça, c’est que la télévision et l’opinion populaire le poussent à croire que c’est l’opinion des autres — et non la sienne propre — qui compte vraiment. En quelques mois, il a oublié combien il était heureux. Il pourrait aussi bien être investisseur boursier ; le spectacle public a fait de lui un pigeon. Il se voit à la télévision… en infortuné bouseux. Les journaux disent qu’il a besoin d’aide. Ils se moquent même de sa manière de parler. Et l’inspecteur du fisc est dans les bois, à la recherche de son alambic !
* Dans le monde entier, les coutumes, les styles, les manières, les accents locaux disparaissent. A mesure que l’échelle augmente, avec l’expansion de l’économie de marché mondialisée, les gens sont homogénéisés, lissés, mis à niveau. Leur nourriture, leur musique, leurs vêtements — tout cela devient standardisé, abâtardi.
* Même s’il est vrai que quelques vestiges de variations régionales subsistent sous une forme folklorique, qu’on aille à Lille, Nashville ou Vienne, on entendra à peu près la même musique, on trouvera les mêmes vêtements dans les mêmes boutiques et on mangera le même hamburger McDonald’s.
** Un investisseur à Bombay parle le même langage qu’un investisseur à New York. Pourtant, ce sont les particularités des investissements qui font la différence entre les échecs et les succès financiers — les choses mêmes dont les médias financiers mondiaux ne se soucient pas : le genre de connaissance précise, détaillée, particulière, locale dont on a vraiment besoin pour des investissements réussis. Au lieu de cela, on obtient les nouvelles standardisées et imprécises diffusées dans les médias. Et l’investisseur ne sait pas grand’chose… tout en pensant qu’il sait tout.
* Dans la mesure où la majorité des investisseurs sait à peu près les mêmes choses — c’est-à-dire qu’ils partagent tous les mêmes illusions, qu’ils confondent avec la sagesse, les marchés tendent à refléter les modes populaires comme s’il s’agissait du dernier blue-jean à la mode.
* Un homme sait parfaitement qu’il doit pouvoir se défendre. Mais à mesure que l’échelle s’élargit, il devient incapable de juger le risque. Faites-lui voir quelques journaux télévisés, et il est prêt à partir en guerre contre des gens qu’il n’a jamais rencontrés, dans des endroits où il n’a jamais été, pour des raisons qu’il ne comprendra jamais. A nouveau, la taille de l’environnement fait de lui une dupe. Il ne peut pas connaître les faits, les gens ou même la théorie ; il ne sait pas ce qu’il achète, mais il est prêt à le payer de sa vie.
** Même dans des domaines aussi personnels que la santé, un homme est vite victime de la masse. L’état de sa santé compte à peine. Ce qui est important, ce sont les statistiques. Il est dépassé par les slogans et les préjugés des médias. Est-il trop gros ? Fait-il assez de sport ? Mange-t-il assez de poisson ? Devrait-il faire un bilan de santé tous les ans ? Que disent les statistiques ? Que conseillent les journaux ?
* Les bavardages à grande échelle ne s’arrêtent même pas au seuil de sa chambre à coucher. Il profitait peut-être d’une vie sexuelle parfaitement satisfaisante… mais le voilà confronté à des comparaisons… des moyennes… et aux attentes statistiques de la presse nationale. Le fait-il assez souvent ? Le fait-il assez bien ?
* Autrefois, de tels sujets étaient personnels et privés. En compagnie de son épouse, tous deux avaient leurs propres critères. Mais à présent, plus rien n’est privé. Il n’y a quasiment plus de choses si intimes, si personnelles, si détaillées, si locales, et si importantes qu’elles ne finissent pas par céder à une standardisation à grande échelle.
* L’homme ne sait plus ce qui compte vraiment — sinon en se référant au spectacle public, qu’il s’agisse du nombre de fois où les gens font l’amour ou du genre de mauvais gouvernement qui règne en Irak.
* Nous sommes désormais tous égaux… tous les mêmes, tout le temps. Nous vivons dans les mêmes maisons… nous mangeons la même nourriture et subissons les mêmes illusions que tout le monde. Si nous sommes malheureux, c’est parce que la télévision affirme que nous devrions l’être.