▪ Nous y voilà donc : c’est la journée des "Quatre sorcières". Amateurs de sortilèges, réjouissez-vous, les cours vont pouvoir défier durant quelques heures les lois de la gravité, le haut devenir le bas, le noir devenir le blanc… Les marchés si sophistiqués et si numérisés sont devenus une sorte d’analogie de la photo argentique de la fin du 19ème siècle où la première épreuve tirée manuellement du négatif donnait provisoirement du monde réel une image un peu psychédélique.
Mais avec la sur-informatisation des échanges sur les marchés en continu, les anomalies provisoires et les paradoxes sont devenus la norme. Les scénarios les plus improbables sont à peu près les seuls qui offrent une bonne probabilité de réalisation avec un "flash krach" par-ci, une série de 35 séances de hausse sur 40, un rally des actions et des métaux précieux pendant que les taux flambent.
Si "Quatre sorcières" surgissent armées de leurs balais, c’est juste pour faire le ménage sur les options et contrats arrivés à échéance. Ce n’est pas pour envoûter Wall Street ni pour semer l’effroi parmi les investisseurs un peu trop superstitieux moyennant quelques effets pyrotechniques hollywoodiens qui feraient plier de rire les illusionnistes qui officient à Las Vegas.
Derrière les grands numéros des maîtres de l’illusion modernes — et parmi ceux qu’affectionne le plus Wall Street — il n’y a guère de place pour l’alchimie et la sagesse millénaire. Priorité au paranormal, au renversement du sens.
Les machines gavées de rationalité de synthèse ont pris le pas sur le savoir-faire et le sens du timing. Si le numéro semble trop parfait pour être vrai, c’est que l’artifice numérique a remplacé le lien entre le geste du professionnel et l’effet perçu par le public.
Autant comparer une chorégraphie de haute voltige exécutée par un as du manche à balai et la même reproduite par un drone de la dernière génération. C’est techniquement parfait mais ça manque d’âme et n’engendre aucun véritable frisson.
▪ C’est un peu ce que nous inspire l’année qui se termine : les robots de trading ont déroulé leur répertoire, de façon mécanique et répétitive. Les deux principales phases de hausse de cours de 15% (février/avril puis septembre/novembre) auraient dû soulever de l’enthousiasme de la part des gérants et séduire les épargnants. Elles n’ont au contraire fait que susciter un profond ennui et éveiller le soupçon que les marchés étaient manipulés sans vergogne.
Pour résumer le ressenti de beaucoup de professionnels : plus les cours montent, moins il y a d’acheteurs. Quelques "gros bras" jouent entre eux et n’ont aucun remords d’avoir enfermé leurs coéquipiers dans les vestiaires.
Dans la salle omnisports, le spectacle est affligeant : les programmes d’achats des robots semblent dater de l’automne 2009… Mais comme c’est la Fed qui distribue les primes de match, moins on est nombreux, plus les bonus sont copieux.
A force de faire ses petites affaires entre soi, dans son coin, toutefois, les spectateurs quittent les gradins. Le nombre d’actionnaires actifs continue de chuter en 2010 mais cela ne se voit pas au premier regard grâce à la multiplication des échanges en haute fréquence… Il n’échappe quand même à personne que l’activité se contracte comme l’enveloppe d’une montgolfière quand les réservoirs de gaz propane sont à sec.
▪ Une autre montgolfière semble avoir quelques soucis avec ses brûleurs : celle des bons du Trésor US avec des rendements qui continuent d’alourdir les T-Bonds 2020 (3,53%) et 2040 (4,61%).
Nous commençons à détecter un peu d’affolement dans la nacelle ; le ballon obligataire perd rapidement de l’altitude et les vents dominants le poussent vers des lignes à haute tension.
Mais pour qui a envie de jouer les dettes souveraines à la baisse, il n’y avait que l’embarras du choix. Les taux espagnols à 10 ans se sont tendus hier à 5,55% (contre 5,45% la veille) à l’issue d’une émission de 2,4 milliards d’euros d’emprunts à 10 ans (contre 4,61% au mois d’octobre).
Dans le même temps, les taux portugais se tendaient eux à 6,460% contre 6,38%. Les taux grecs sont restés scotchés au-dessus des 11,85% alors que l’agence Moody’s annonçait jeudi soir qu’elle envisageait d’abaisser la note de la Grèce.
▪ Les marchés mettent clairement la pression sur les dirigeants européens réunis en conseil à Bruxelles pour 48 heures. Les discussions devaient aboutir avant ce soir… mais nous ne pouvons exclure qu’elles se prolongent durant tout le week-end.
Le temps presse car Moody’s a averti mercredi d’une possible dégradation d’un cran de sa notation de la dette souveraine sur l’Espagne.
Au grand dam d’Angela Merkel et Axel Weber (le président de la Bundesbank), l’idée de la mise en place d’obligations européennes fait son chemin depuis les milieux financiers jusque dans les plus hautes sphères européennes. Le projet suppose d’amender le Traité de Lisbonne, or les Allemands y sont farouchement opposés.
Si le principe du renflouement des pays en difficulté était systématisé, cela pourrait déboucher à plus ou moins long terme sur l’abolition des notations nationales, au profit d’une notation européenne globale.
Dans le même temps, les eurosceptiques donnent de la voix ; l’hypothèse d’un euro à deux vitesses refait également surface… Cependant, si les "PIGS" se réfugiaient derrière une devise flottante (un euro bis), quel intérêt aurait la France de rester arrimée à un euro-mark archi-fort dont elle ne subirait que les inconvénients ?
▪ Sortira-t-il quelque chose de positif de la réunion de crise du conseil européen ? Les cambistes semblaient en douter jeudi puisque l’euro est resté bloqué sous les 1,3200 $, sans confirmer son incursion vers les 1,34 $ de la veille.
Dans le même temps, le dollar se trouvait conforté par un indice "Philly Fed" jugé encourageant. L’activité industrielle a connu une accélération ces dernières semaines sur la Côte est des Etats-Unis, le baromètre passant de 22,5 à 24,3 — contre une anticipation plutôt prudente de 18.
Les inscriptions hebdomadaires au chômage ont reculé à la marge (-3 000 à 420 000). Les mises en chantier de logements neufs ont progressé de 3,9% contre 0,6% anticipé… et c’est là que s’arrêtaient les bonnes nouvelles du jour.
En effet, les demandes de permis de construire ont chuté de 4% au mois de novembre — leur pire niveau depuis avril 2009. Si les saisies immobilières ont chuté de 16%, c’est tout simplement à cause du "foreclosuregate" qui a entraîné un report de nombreuses procédures d’expulsion/ventes aux enchères.
Il faudra beaucoup plus de quatre sorcières et d’une armée de super-robots de manipulation des cours de bourse pour neutraliser le risque d’explosion des bulles de dettes souveraines : Harry Potter au sommet de son art aurait besoin de solliciter l’aide de tous les élèves de Poudlard !