▪ Les records sont faits pour être battus. Voilà une réflexion typiquement humaine car le hasard ne saurait se fixer des buts se situant au-delà des lois de la physique et des probabilités.
Même si nous croyons au postulat selon lequel la vie trouve toujours un chemin, la vie ne tord pas le bras au destin : elle se contente de bénéficier de la moindre opportunité qui se présente. Elle ne peut combiner elle-même intentionnellement des conditions favorables qui n’existeraient pas.
Les théoriciens ont longtemps considéré que l’évolution des marchés est elle aussi le reflet du pur hasard. Ils ont ensuite révisé leur jugement en identifiant un siècle auparavant des tendances — et leur faculté à se perpétuer.
Cela ne les a pas pour autant conduit à douter du concept de la fixation du juste prix, même si les cours prenaient parfois un aspect excessif. L’expérience démontrait que les excès, fruits d’une subjectivité typiquement humaine, finissaient par se corriger d’eux-mêmes.
Il était facile, jusqu’à la fin des années 1990, d’identifier le moment où un marché allait se retourner : dès qu’apparaissait une phase d’euphorie ou de déprime, qualifiée de « maniaque ». Le marché devenait relativement prévisible dès lors qu’il alignait cinq ou six séances de hausse ou de baisse consécutives.
En quelques rares occasions, le chiffre sept (qui demeure mythique dans le panthéon des légendes boursières de Wall Street) était inscrit… mais chacun savait que dès le lendemain, les acheteurs allaient s’alléger ou les vendeurs se racheter.
La psychologie humaine était ainsi… et cette réalité semblait insurpassable.
▪ Puis sont arrivés les logiciels de trading. Ils ne faisaient que s’adapter aux lois identifiées par Charles Dow, le corpus théorique étant sans cesse perfectionné par plusieurs générations de brillants analystes techniques.
Très vite, l’automatisation des échanges a séduit un nombre grandissant (jusqu’à devenir ultra-majoritaire) d’intervenants. Les limites de la psychologie humaine ont alors été transcendées par la magie et la puissance des outils informatiques.
Le concept empirique « la tendance est votre amie » est devenu un impératif catégorique. Il broie désormais littéralement toute la substance de la théorie elliotiste, basée sur l’étude du comportement fractal du marché.
Les logiciels les plus performants systématisent les mouvements de hausse (ou de baisse) et parviennent à les étirer sur des laps de temps de plus en plus longs… Depuis la mi-février, toutefois, nous sommes rentrés de plain-pied dans une nouvelle ère.
Une succession sans précédent de records battus à la hausse consacre le triomphe des champions de la programmation algorithmique. C’est une démonstration éclatante de la supériorité de la machine sur l’homme… mais nous ne sommes pas certain que les investisseurs y gagneront au change à moyen terme !
La frontière très ténue entre l’effort de maîtrise mathématique du hasard et la manipulation de cours pure et simple a été allègrement franchie depuis le krach de l’automne 2008. C’est la conséquence logique de la disparition de quelques gros intervenants et de l’apparition d’une poignée de super-géants.
▪ L’un d’entre eux jouit de surcroît du statut privilégié de pur hedge fund (aucune activité bancaire classique, un accès archi-privilégié au robinet monétaire de la Fed) et d’insider permanent à Wall Street.
Les carnets d’ordres, tenus secrets pour l’ensemble des intervenants, sont rendus transparents à son seul profit en vertu de son statut chef de rang — et unique membre permanent depuis 1987 — de la « plunge protection team« . A cette époque, la Fed et la SEC avaient en effet décidé d’empêcher que le krach d’octobre 1987, dû à l’emballement des programmes informatiques à la vente, ne se reproduise.
C’est Goldman Sachs qui se proposa de devenir le sauveur des marchés… à condition de connaître dans le détail la composition des carnets d’ordres lors des périodes d’intense volatilité, étant entendu qu’il est impossible de stopper une panique boursière en ramassant du papier à l’aveugle.
Aujourd’hui, Goldman Sachs (GS) fait littéralement figure d’ultra-lucide. Personne n’ose plus se mettre en face : GS pèse en effet 50% des échanges quotidiens sur la plupart des dérivés d’actions, et s’est depuis un an assuré de la totale maîtrise des marchés à terme sur lesquels il intervient.
▪ En ce 24 mars, les analystes techniques écarquillent les yeux devant l’un des plus spectaculaires exemples de tendance en ligne (hausse continue, gérée par des logiciels qui régulent le mouvement) jamais observés depuis plus d’un siècle sur un indice américain. Nous attirons particulièrement votre attention sur le parcours du Nasdaq 100 depuis le 23 février dernier.
Pour la première fois de l’histoire, un indice boursier n’aura consolidé qu’une seule fois (de -0,19%) sur une période d’un mois plein (du 23/02 au 23/03).
Le Nasdaq 100 aligne en effet 17 séances de hausse sur une série de 18. Nous pouvons même aller plus loin : depuis le 15 février, ce même indice n’a connu que trois séances de repli sur une série de 26.
Cela nous fait un ratio surréaliste de huit hausses pour une baisse ! Si l’optimisme prédomine (et nous savons à quel point il est artificiellement entretenu par les médias), la psychologie humaine a désormais bon dos !
Pour ceux qui nourrissaient encore quelques doutes, le comportement « somnambulique » et systématiquement haussier du marché prouve de façon éclatante qu’il n’existe plus aucun contre-pouvoir face aux machines.
Certains chartistes n’hésitent pas à justifier cet état de fait par le progrès que constitue le tracteur par rapport au char à boeufs… sauf qu’en l’occurrence, ce n’est pas le tracteur qui dicte le cours du blé, contrairement au marché !
Si la fonction de ce prétendu marché consiste à perpétuer des séries haussières (ou baissières, car cela finira bien par arriver cette année) par auto-réplication au seul profit de quelques géants du trading algorithmique… alors sa fonction a clairement cessé d’être la fixation du juste prix.
Les day traders assument cette vertigineuse mutation. Les indices et les courbes ne reflètent plus la moindre psychologie humaine ; ce sont de purs objets mathématiques qui vivent leur existence propre… et le seul objectif qui vaille d’être poursuivi, c’est d’en tirer profit, peu importe comment cela fonctionne !
▪ L’un des principes majeurs consiste à casser les reins du consensus. Prenons un exemple très simple : après sept séances de hausse, alors qu’apparaît une situation de surachat technique, les vendeurs non initiés deviennent majoritaires.
Peu importe qu’ils aient correctement interprété les signaux économiques et jugent intenable un PER de 30 sur le Nasdaq 100. Il s’avère plus rémunérateur de laminer les vendeurs à découvert, afin qu’ils débouclent leurs positions dans les pires conditions, que d’accompagner une respiration naturelle du marché.
Parallèlement, les programmes de trading automatisés règlent, avec une précision de géomètre, l’angle de progression du canal ascendant des indices.
L’effondrement de la volatilité qui en résulte, consécutif à la disparition de toute correction technique, ramène l’indice de stress VIX sur des planchers historiques. Cela induit de façon tout à fait artificielle l’illusion d’une confiance absolue du marché, et d’un appétit illimité pour les actifs à risque — dans un contexte où cours de Bourse et conjoncture sont totalement déconnectés.
Cette confiance, de nombreux stratèges s’appliquent à la justifier au quotidien afin d’entretenir l’illusion que le marché demeure aléatoire et équitable pour tous. Ce mardi, par exemple, ils n’ont pas hésité à expliquer le nouveau record annuel inscrit par le Dow Jones à 10 850 points (ou celui du Nasdaq Composite à 2 405 points) par des chiffres « moins pires que prévus » concernant les reventes de logements anciens aux Etats-Unis.
Ils oublient volontiers de préciser que Wall Street a sanctionné dans un premier temps la divulgation d’une troisième baisse consécutive des transactions immobilières dans l’ancien… La preuve que l’embellie constatée l’automne dernier n’a pas survécu à la restriction sur les prêts immobiliers consentis par les banques.
▪ Paris, qui gagnait 0,75% avant ce chiffre, est repassé par la case départ en inscrivant un point bas vers 16h15 à 3 926 points… Puis le CAC 40 est reparti à l’assaut des 3 960 points dans le sillage des indices américains, affichant vers 17h15 un gain de 0,8%. Il a fini par terminer à 3 952 points, dans un volume dérisoire de 2,95 milliards d’euros.
Ceci prouve que l’actualité demeure un simple prétexte, à peine un bruit de fond, alors que le sort des indices boursiers est programmé en fonction de la masse de liquidités disponible, laquelle dépend principalement du programme de rachats de créances de la Fed.
▪ Son bilan s’est gonflé de 1 500 milliards de dollars de dérivés de crédit immobilier sous diverses formes en moins de 18 mois. Ben Bernanke a sous-entendu, le 16 mars, que les limites du raisonnable étaient atteintes.
C’est typiquement le genre d’argument que Wall Street refuse d’entendre. Les investisseurs redoutent en effet, tout comme Jack Welch (l’ex-P-DG de General Electric), une rechute de la croissance au second semestre 2010… sauf si la Fed prolonge son programme de rachat au-delà de la date prévue, c’est-à-dire le 31 mars.
Nous parions que les hommes d’influence de Wall Street y travaillent d’arrache-pied !