▪ Hier était une séance où tous les éléments d’actualité plaidaient pour une consolidation : clôture indécise à Wall Street, chute de 1,1% de Taïwan, -1,3% à Séoul, -1,9% à Shanghai. Comment la transformer en une journée qui suscite le ravissement des optimistes béats ?
C’est tout simple : laissez le Crédit Suisse conseiller l’achat de Bank of America… tandis que Goldman Sachs recommande le secteur de la chimie ainsi que celui de l’acier. Quant à ceux qui s’arrachaient General Electric à la mi-séance jeudi (+6% après une ouverture stable) sans aucun communiqué émanant du groupe ni aucune actualité sur Internet, ils devaient bien anticiper quelque chose ; nous ne serions pas surpris qu’une étude favorable soit rendue publique dès ce vendredi.
Avec de telles locomotives, le Dow Jones, qui chutait de 0,7% dès l’ouverture, n’a eu aucun mal à refaire surface en moins d’une heure de cotation. L’indice historique s’achemine vers un troisième test des 10 600 points, un niveau somme toute très proche des 10 580 points inscrits au plus haut le 29 décembre dernier et qui n’est guère éloigné des 10 510 points du 3 décembre ou des 10 495 points du 23 novembre (tout juste 1% de mieux en six semaines).
Le plus remarquable, c’est qu’aucune consolidation de plus de 2% d’amplitude ne s’est matérialisée depuis la mi-novembre. Même si 100% des chiffres américains ont été mauvais certains jours au cours des six dernières semaines, même si Dubaï frôlait la faillite, les vendeurs se sont systématiquement abstenus de jouer un scénario de repli technique ou plus fondamental des marchés. Pourtant, le scénario de la reprise relève de la prière incantatoire plutôt que de la prise en compte d’éléments objectifs qui incitent à faire preuve d’humilité et de mesure.
▪ Les baissiers ont compris qu’ils avaient à faire à plus fort qu’eux. Non pas à des haussiers bodybuildés ou gavés d’amphétamines — des adversaires de chair et d’os qui éprouvent parfois le besoin de souffler ou qui reculent pour mieux reprendre leur élan –, mais à des robots programmés pour faire grimper les cours, inexorablement, même si cela n’a aucune justification économique… Des robots haussiers qui disposent d’une source d’énergie invincible : les liquidités injectées chaque jour par la Fed dans le système financier.
Le Dow Jones est obstinément maintenu au sein d’un étroit canal de consolidation, ce qui fait s’effondrer le VIX et la volatilité des options. Le corridor inauguré le 16 novembre dernier est d’une perfection géométrique qui exclut la manifestation d’un libre arbitre des opérateurs ; il implique la mise en oeuvre de logiciels de trading (les « robots ») ayant pour seul but d’éradiquer systématiquement toute amorce de mouvement directionnel.
Que le Dow Jones retrace ou non les 10 600 points, ou encore grimpe jusque vers 10 630 points, est pour l’heure sans importance. L’indice phare reste coincé au sein d’un biseau ascendant. Quant au pas de variation de la hausse, il est ajusté de telle façon que tous les paris sur les options, les turbos ou les warrants — à la hausse ou à la baisse — s’avèrent perdants sur un mois, trois mois ou six mois. Ne gagnent à ce petit jeu que les vendeurs de valeur temps !
▪ La légère remontée du chômage hebdomadaire (+1 000 à 434 000 aux Etats-Unis) a laissé les investisseurs de marbre. De toutes façons, les prises d’initiatives sont comme gelées depuis mardi, en prévision de la publication des chiffres américains du chômage de décembre ce vendredi même (et ce phénomène perdure depuis mardi midi).
Du côté des statistiques européennes, et contre toute attente, le volume des ventes au détail s’est lourdement contracté (de 1,2%) dans l’Eurozone en novembre par rapport à octobre 2009, selon la dernière enquête d’Eurostat. Mais d’où sortent donc tous ces discours qui nous annoncent la résurrection du consommateur et la hausse du pouvoir d’achat (illusion obtenue en croisant grossièrement les revenus du travail et du capital avec l’inflation) ?
Constatons-nous la moindre amélioration de la consommation — hors prime à la casse automobile — par rapport au sinistre mois de novembre 2008, le pire observé depuis 1990 ?
▪ A Wall Street, les indices boursiers n’ont besoin d’aucune nouvelle, bonne ou mauvaise pour dupliquer jour après jour le même scénario : repli initial, rapide retour à l’équilibre, phase d’hésitation durant la majeure partie de la séance, envolée de dernière minute et inscription d’un nouveau record annuel.
Le S&P 500 alignait hier une onzième séance de hausse sur une série de 13, le gain avoisinant +0,4% à 1 142 points. Quelle évolution majeure des perspectives économiques peut expliquer un optimisme aussi inoxydable sur une période aussi longue ?
Tout comme en Europe, les derniers chiffres de l’année 2009 et du début 2010 ne traduisent ni embellie dans le secteur immobilier… ni sursaut des ventes d’automobiles… ni ruée des consommateurs dans les centres commerciaux.
La faiblesse du dollar jusque début décembre avait soutenu les exportations américaines — sans que l’activité industrielle enregistre un redressement spectaculaire.
Du point de vue strictement factuel, l’indice S&P des valeurs financières enregistre un bond de 6,5% sur les quatre premières séances de l’année. Là encore se pose la question : à quoi relier cette impressionnante embellie ?
Il faut donc envisager la possibilité d’une rotation sectorielle après que le compartiment financier a sous-performé l’évolution de Wall Street en fin d’année. Mais le principe consistant à déshabiller successivement Paul pour habiller Jacques a-t-il un sens économique ?
▪ La flambée des constructeurs de maisons individuelles ce jeudi nous est apparue tout aussi paradoxale : Lennar a bondi de 12,9%, Pulte Homes de 8,1%, DR Horton de 5,2%.
Les marchés venaient de découvrir 48 heures auparavant que les promesses de ventes de logements neufs avaient rechuté de 16% en novembre — au lieu d’enregistrer un dixième mois de hausse consécutif. Et ce malgré les bons auspices d’une prime fiscale de 8 000 $ reconduite jusqu’en avril, date où les rachats de créances hypothécaires de Freddie Mac et Fannie Mae par la Fed devraient simultanément s’interrompre.
Les chiffres de novembre sont si mauvais que Wall Street en déduit peut-être que de nouvelles mesures de relance vont être adoptées… Cependant, l’exubérance de la séance de lundi s’alimentait au contraire du constat que le secteur immobilier véhiculait au fil des mois des signaux de plus en plus encourageants qu’un accroc ponctuel ne saurait remettre en cause.
Autrement dit, bons ou mauvais, les chiffres induisent de toutes façons des perspectives positives pour Wall Street.
L’ampleur du rebond des indices boursiers ces 10 derniers mois est sans précédent. Parallèlement, les preuves — si fragiles — d’une reprise économique ont rarement été montées en épingle de façon aussi grotesque… Compte tenu de tout cela, et sachant que ceux qui font la tendance sont tout sauf des naïfs, ce serait une erreur de croire que les marchés ont opté pour le statut d’imbéciles heureux.
▪ Les marchés ont pour vocation de frustrer la majorité des intervenants… et si nous devions résumer la stratégie du plus gros des effectifs, ce serait la suivante : « puisque qu’une poignée d’institutionnels fait depuis juillet 2009 la démonstration de leur toute puissance, tant que ça monte, il faut s’abstenir de vendre ».
C’est ce qui expliquerait la faiblesse persistante des volumes… Cela justifierait également le fait qu’au quotidien, les paroles (l’actualité) ne collent pratiquement jamais avec la musique (l’évolution des indices).
Comme nous avons déjà eu l’occasion de le démontrer, ce n’est plus la totalité de l’information qui fait le cours mais le cours qui devient toute l’information.
Le krach de 2008 était largement imputable à ce syndrome. Confrontée à l’inefficience des marchés tout au long de l’année 2007, la Fed — qui alimente délibérément et sans retenue la bulle de tous les actifs — encourage depuis un an de taux zéro une inefficience plus grande encore.
Et qu’est ce qui ressemble plus à une bulle qu’un zéro ?