▪ Une chaîne économique anglo-saxonne — qui ne partage pourtant pas la vision ultra-libérale de Fox TV — l’a écrit en toutes lettres lundi matin pour illustrer un débat entre économistes : « le nombre de personnes à la recherche d’un emploi a diminué en août aux Etats-Unis ».
Une fois passé l’envie d’expédier vers l’écran de télévision un cendrier ou la tasse dans lequel j’entasse mes stylos, j’ai analysé plus attentivement le contenu sémantique de cette phrase. Il n’y a effectivement rien à redire compte tenu des chiffres officiels s’affichant sur une autre partie de l’écran.
Le terme « recherche » confère un caractère d’exactitude à une affirmation qui feraient sauter de leur canapé — s’ils en possédaient encore un, ainsi qu’un téléviseur — tous ceux qui sont exclus du marché du travail depuis 18 mois. On peut voir leur nombre chaque semaine grossir les rangs des sans-abris à la recherche d’un mobil-home situé pas trop loin d’un lieu où sont distribués des repas gratuits.
▪ Des citoyens fantômes
Sans voiture, sans domicile légal, sans abonnement téléphonique, ils ne recherchent plus de travail… parce qu’ils n’en ont plus les moyens matériels ni les ressources morales.
Bon d’accord, il s’agit là de cas relevant de l’extrême précarité, ce qui devrait en théorie constituer un contingent statistiquement marginal. Sauf que nous parlons maintenant de millions de personnes et qu’il ne s’agit nullement de marginaux… mais de citoyens en cours de désocialisation.
La désocialisation ne commence pas seulement quand aucun employeur n’accepte de lire un CV parce qu’il n’y figure aucune adresse — c’est par ailleurs interdit aux Etats-Unis, ainsi que la mention de l’âge ou de la couleur du candidat. Mais comment faire quand le postulant n’a même plus les moyens de rechercher l’adresse d’entreprises susceptibles de l’embaucher ou de se rendre à éventuel un rendez-vous autrement qu’en faisant de l’auto-stop ?
La désocialisation, cela commence surtout quand les statisticiens éradiquent chaque mois de leurs fichiers des centaines de milliers de citoyens qui cessent de facto de figurer dans les effectifs de demandeurs d’emplois. Ceux-là arrêtent officiellement d’être en recherche.
Face à l’accroissement exponentiel des citoyens fantômes (environ un million par trimestre, soit quatre millions par an, soit encore 2,5% de la population active), il ne se crée que quelques centaines de milliers de nouveaux postes salariés… pour un total annuel compris entre 1,5 million et 1,8 million.
Les économistes réunis sur le plateau de la chaîne économique évoquée en préambule n’ont parlé que de ceux-là, se félicitant de voir tant d’Américains retrouver du pouvoir d’achat et le goût de consommer. Sur les exclus du système — deux fois plus nombreux — qui perdent leur dernières indemnités et qui basculent dans la pauvreté ou l’extrême pauvreté, pas un mot.
▪ La consommation souffre
Même les grandes enseignes de la distribution hard discount reconnaissent que des clients habituels disparaissent par dizaines de milliers ; ils sont heureusement remplacés par d’autres qui viennent de plus loin pour payer moins cher.
Ceux qui ont du souci à se faire (et qui s’en font déjà), ce sont les grandes surfaces fréquentées par les classes moyennes qui pratiquent les prix bas. Leur clientèle déserte les linéaires classiques au profit des prix coûtant, des marques blanches, des denrées alimentaires en packaging unitaire.
Pas un mot sur ce phénomène de la part des brillants esprits invités sur le plateau. Ils connaissent le nom de certains distributeurs low cost cotés en Bourse… mais ils n’y ont certainement jamais mis les pieds, ni fréquenté ceux qui calculent leur chariot au cent près !
L’un des enseignements du débat fut que le marché du travail s’améliore (!), mais que l’Amérique ne crée pas assez d’emplois (ils citent Ben Bernanke dans le texte). Bon, quatre millions de nouveaux postes en trois ans, ce n’est tout de même pas rien et ils constatent avec satisfaction que la consommation résiste et que les salariés ont envie de dépenser.
S’ils font allusion à leurs collègues qui gagnent comme eux entre 150 000 et 500 000 $ par an, nous les croyons volontiers. Mais intéressons-nous maintenant aux autres, c’est-à-dire à tous ceux qui constituent le coeur de cible des organismes de crédit, ceux qui sont un peu justes en fin de mois, ou pour qui la fin de mois commence le 12.
Que nous disent les derniers chiffres publiés hier soir par la Fed aux Etats-Unis ?
▪ Le crédit ne fait plus recette !
Le volume du crédit à la consommation a chuté en juillet aux Etats-Unis pour la première fois depuis août 2011 (de 3,28 milliards de dollars). Cela alors que Wall Street anticipait une hausse de 9,1 milliards de dollars.
Dns le détail, le credit revolving (associé aux cartes de crédit) s’est contracté de 4,82 milliards de dollars, tandis que le crédit classique a progressé de 1,55 milliard de dollars. Il s’agit là d’un montant extrêmement faible en regard des encours mensuels et qui induit une progression annuelle largement inférieur au taux de l’inflation.
En France, nous avons découvert ce matin — à notre grande surprise — que plus d’un Français sur cinq affiche un découvert à la fin du mois. Michel-Edouard Leclerc confirmait mercredi dernier que près de 90% des achats importants (supérieurs à 150 euros) se faisaient à crédit.
Cela en dit long sur la minceur des réserves de trésorerie dont disposent les ménages français. En réalité, ce n’est pas pire qu’aux Etats-Unis puisque 40% de la population ne possèderait aucun patrimoine ni aucun pécule dans lequel puiser en 2012.
Ce sont là ni plus ni moins que des statistiques de pays en voie de sous-développement !
En Chine, la croissance ralentit parce que les consommateurs occidentaux sont rincés mais aussi parce que la population épargne trop et ne dépense pas assez. Elle a peur de manquer, faute de système de protection sociale efficace et d’épargne retraite pour les salariés les plus précaires et la grande masse des ruraux (qui sont encore les plus nombreux).
Pour en revenir aux chiffres du crédit à la consommation américaine du mois de juillet, la Fed ne peut faire davantage pour stimuler les emprunteurs — même en lançant un nouveau QE puisque les taux sont déjà au plus bas.
C’est juste la demande qui ne suit pas.
Les entreprises du S&P 500 l’ont si bien compris qu’elles investissent peu, si ce n’est dans des opérations de rachats de titres (à un rythme de 400 milliards de dollars par an depuis 2011).
Elles emploient ainsi une partie de leur trésorerie inutilisée puis s’endettent — ce qui est fiscalement avantageux — à un coût extrêmement modique. Cela accroît mécaniquement le profit par action (un bénéfice égal divisé par 15% de titres en moins = le Graal du marché).
Elles font ainsi d’une pierre deux coups. D’un point de vue comptable, elles donnent l’illusion de faire quelque chose de leur argent et d’augmenter leur rentabilité malgré la crise… alors qu’elles ne font que traduire leur absence de foi dans l’avenir et poursuivre leur politique de compression des effectifs.
▪ Amazon, Google et Apple : le trio sexy !
Cette réalité est heureusement occultée par des dossiers beaucoup plus sexy et médiatiques comme Amazon, Google et Apple, le trio magique qui gomme aux yeux de l’opinion la piètre santé du marché de l’emploi et la paupérisation de l’Amérique.
Autrement dit, en cette veille de lancement de l’iPhone 5, ce n’est ni la Fed, ni la Maison Blanche qui n’ont pas droit à l’erreur : c’est Apple.
Si Apple se plante, Wall Street ne croquera pas la pomme mais mordra la poussière.