** Nous avions conclu la Chronique du 15 juillet par une affirmation qui démontre notre peu de foi dans la capacité des marchés à réaliser au moment le plus inattendu les performances les plus improbables : "nous avons un peu de mal à envisager un rebond du CAC 40 jusque vers 3 180 points, mais les 3 120 points nous paraissent encore accessibles… et nous ne tarderons pas à être fixés !"
Ca, pour être fixés, nous le sommes… Cloué au mur serait même une description plus exacte car nous avons assisté ce mercredi à un lâcher de "taureaux" haussiers dans une ruelle étroite (les volumes le sont également) sans que l’excitation ambiante mardi ait eu quelque chose à voir avec celle qui précède les ferias qui se déroulent dans certaines villes espagnoles au beau milieu du mois de juillet.
Elles donnent lieu à des cavalcades échevelées, des mouvements de panique incontrôlables et parfois hélas, à des coups de cornes ou des piétinements meurtriers… mais au moins, les participants s’y rendent de leur plein gré, à l’heure dite, et sont prévenus du danger qui les attend.
Les investisseurs étaient effectivement loin de se douter que le Nasdaq s’envolerait de 2,85% à 1 850 points et le S&P 500 de 2,35% à 927 points en moins de deux heures de cotation. Wall Street enregistre sur trois séances le gain hebdomadaire le plus spectaculaire observé depuis la troisième semaine du mois de mars : il ressort supérieur à +5%.
** Mais ce score n’est rien par rapport à la furia haussière qui s’est matérialisée en Europe. La violence de la charge haussière défie tous les pronostics puisque l’Euro-Stoxx 50 s’est envolé de 3,4% — la plus forte hausse journalière survenue depuis le 1er juin.
Les principaux indices paneuropéens engrangent 7,5% en trois séances, de telle sorte que toutes les pertes résiduelles correspondant au mouvement de repli amorcé le 2 juillet sont intégralement effacées d’un coup. Les indices enregistrent rien moins que leur deuxième meilleure performance hebdomadaire depuis la période du 9 au 13 mars… mais il ne s’agit pas, loin s’en faut, d’un sursaut motivé par un effondrement de 25% des cours en l’espace de deux mois.
Quelle que soit l’explication proposée aux épargnants non avertis (aujourd’hui, ce sont les résultats d’Intel, début juin, c’étaient la hausse des ventes d’une chaîne magasins vendant des articles de bricolage), il ne s’agit que d’une gesticulation de prestidigitateur destinée à détourner l’attention d’une réalité qui dérange. Lorsque les marchés deviennent étroits et indécis, il est facile de créer de toute pièce une spirale haussière ou baissière qui laisse une majorité de spéculateurs K-O.
La règle de base consiste à prendre le maximum d’opérateurs à contre-pied puis de leur infliger très vite, sans leur laisser le temps d’analyser la situation, des pertes qu’ils jugent insupportable. De telle sorte qu’en inversant leurs positions en catastrophe, ils alimentent eux même la tendance inverse de celle qu’ils anticipaient.
"Les mains fragiles sont faites pour être débarrassées de l’argent idiot", prétend un vieil adage boursier… mais que doit-on penser lorsque des "mains solides" se livrent à des jeux de vilains ?
Un exemple éclairant ? Alcatel-Lucent s’est envolé de 11% alors que des analystes de Bank of America Securities-Merrill Lynch ont subitement — et intégralement — retourné leur veste. Ils sont en effet passés avec une aisance toute naturelle d’une recommandation de vente à une recommandation d’achat — en invoquant des questions de valorisation… mais il aurait aussi bien pu s’agir du signe astrologique du directeur financier.
Loin de s’étonner de cette volte-face pour des motifs aussi spécieux (vous trouverez sans peine 10 études qui affirment le contraire de ce qu’avance Bank of America aujourd’hui), les marchés se sont empressés de profiter de l’instauration d’une panique à la hausse pour amplifier le mouvement. Les plus cyniques évoquent les déboires du concurrent Nortel, censés profiter à Alcatel-Lucent, comme s’il s’agissait de faits nouveaux qui bouleverseraient soudain la donne.
** Après deux séances de rebond sans conviction, la Bourse de Paris a rouvert sur un gap au-dessus des 3 070 points. Le CAC 40 s’adjuge très exactement 100 points par rapport à la clôture précédente.
S’il était retombé vers 3 050 points, les commentateurs n’auraient pas manqué de souligner que les mauvais résultats de Dell — qui anticipe une baisse de 5% des ventes en 2009 — jettent une ombre sur l’optimisme des dirigeants d’Intel. En effet, le numéro un mondial des ordinateurs personnels est l’un des principaux clients du numéro un mondial des semi-conducteurs, qui s’attend symétriquement à un bon deuxième semestre.
Ils auraient également pu mettre l’accent sur l’effondrement d’AIG (suite à de très forts soupçons de pertes supplémentaires sur les CDS) depuis le début du mois de juillet. Ils auraient focalisé l’attention de Wall Street sur le risque systémique lié à la faillite de CIT, l’institution bancaire qui finance toute l’industrie du textile aux Etats-Unis.
Dans ces conditions, il est même permis de se demander comment le buzz sur les trimestriels d’Intel est parvenu à anesthésier à ce point l’esprit critique des commentateurs. Mais l’explosion haussière du jour se trouve comme par hasard justifiée par des résultats et des statistiques positives aux Etats-Unis.
L’indice Empire State, qui mesure l’évolution de l’activité manufacturière dans la région de New York, s’est redressé à -0,5 en juillet, son plus haut niveau en un an, contre -9,4 en juin (et -4,5% anticipés).
La production industrielle a reculé de 0,4% en juin, un rythme plus modéré que la prévision moyenne des analystes. Cette baisse — car c’en est une, même si elle appartient à la fabuleuse catégorie des "moins pire" — intervient après un recul de 1,2% en mai, chiffre d’ailleurs révisé d’une estimation initiale de -1,1%.
** Tout ce qui précède pourrait toutefois trouver une justification a posteriori puisque les minutes de la dernière réunion de la Fed accréditent le scénario de la reprise. La banque centrale américaine révise à la hausse ses prévisions de croissance pour 2010 et y ajoute quelques dixièmes de point symbolique à 2,1% et 3,3% (contre une estimation précédente de 2% à 3%). En 2011, la croissance atteindrait au minimum 3,8% et au plus de 4,6% (0,3% de mieux qu’au printemps), malgré un chômage qui devrait demeure très élevé et se résorber lentement.
Wall Street glisse en revanche avec une grâce de patineuse japonaise sur quelques petits membres de phrase anodins : "les signaux positifs sont encore extrêmement ténus", "le chômage progresse plus vite que prévu", "les prix immobiliers se stabilisent… dans certaines régions", "le renforcement du taux d’épargne s’accélère".
Sachant ce que nous savons d’une Californie en plein banqueroute… d’une Silicon Valley sinistrée (Intel n’est qu’un miroir aux alouettes)… d’une Floride submergée de mauvaises dettes mais désertée par les touristes — les parcs d’attraction d’Orlando n’ont jamais connu une fréquentation aussi faible… de centres commerciaux où les boutiques ferment — mais oui — par dizaines de milliers en année pleine à travers les Etats-Unis… des banques locales qui font faillite au rythme de deux par semaine… Sachant tout cela, les commentaires "oubliés" de la Fed et les appels à de nouvelles mesures de relance sonnent comme un véritable aveu d’impuissance devant l’aggravation de la crise.
Pourtant, le Nasdaq a inscrit sa meilleure clôture annuelle, à 1 862,9 points contre 1 862,3 points le 11 juin, au nom d’un avenir radieux et de profits engagés sur la pente ascendante.
Au fait, savez-vous quel est le rendement estimé d’un portefeuille diversifié sur le S&P à l’entame du second semestre 2009 ? Le score reste très proche de +0,7% contre une moyenne historique de 2,2%… Dans ces conditions, nous comprenons que les actions américaines soient soudain apparues aussi bon marché lundi soir, alors que le rendement des T-Bonds 2019 flirte avec un tout petit… 3,5%.
Philippe Béchade,
Paris