▪ Nos lecteurs savent déjà que ce qui se déroule sous nos yeux aujourd’hui n’est guère la « récession » ordinaire — voire le double creux — dont déblatèrent quotidiennement les chroniqueurs à la télévision. En effet, la nature même d’un double creux implique que, quelque part entre le premier fléchissement et là où nous nous situons aujourd’hui, il a existé une certaine « reprise ». Plusieurs hommes politiques et économistes ont consacré la majeure partie des deux dernières années à vendre cette idée à Monsieur et Madame Tout-le-Monde, essayant de les convaincre que ce qui est arrivé en 2008 n’était qu’une petite anomalie passagère dans une trajectoire haussière par ailleurs ininterrompue. Les choses reviendront bientôt à la « normale », disaient-ils. On a même connu une saison entière estampillée « l’été de la reprise ».
Naturellement, cette reprise n’a jamais existé. Les marchés sont encore en baisse de 30% — plus ou moins — par rapport à leurs plus hauts d’avant le krach. Entre-temps, des millions d’autres Américains ont rejoint, dans un premier temps, les rangs des chômeurs et, ensuite, les canapés de parents et d’amis qui pouvaient les héberger, trop désabusés pour ne serait-ce que se donner la peine de rechercher un emploi. Plus ils resteront longtemps sans emploi, plus le tuyau percé qu’ils deviennent pour l’Etat-Providence — conçu pour les payer à ne pas travailler — s’élargit. Et même s’ils reviennent sur le marché de l’emploi, ils travailleront probablement pour un salaire moindre qu’il y a 10 ans ; signe supplémentaire que la Grande Correction est en marche. On a appris récemment que le salaire moyen d’un travailleur américain a effectivement diminué au cours de la dernière décennie — en baisse de 7%, à 49 500 $.
« Les économistes parlent de décennie perdue au Japon », a déclaré à CNN Jared Bernstein, membre du Center on budget and policy priorities (Centre d’étude des priorités budgétaires et politiques). « Au vu des données de 2010, nous pouvons également confirmer une décennie perdue pour la classe moyenne américaine ».
▪ Nous y voilà : la première décennie perdue de la Grande Correction. Le Japon — prouvant que ces choses peuvent être plus longues qu’attendues généralement — vient d’entrer dans sa troisième décennie de croissance zéro. Mais si les Japonais ont une base d’épargne privée pour amortir le coup initial, les Américains, eux, n’ont rien de tel. Ils se trouvaient déjà bien dans le rouge lorsque leur correction a dû être soldée.
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Plus important encore, beaucoup d’emplois perdus au cours de ces dernières années ne réapparaîtront jamais, quel que soit le salaire. Ils ont disparu pour de bon. Certes, cela n’est pas nécessairement une mauvaise chose en soi et dans l’absolu… C’est ainsi. A mesure que la technologie évolue, elle remplace une grande partie du besoin en travail humain. Vous pourriez penser qu’une productivité égale ou plus élevée avec moins d’apport de travail humain est une bonne chose. Vous pourriez de même penser qu’avoir plus de temps libre à consacrer à d’autres secteurs productifs est également une bonne chose. En cela, vous auriez raison. Mais vous seriez aussi impopulaire… et sans grandes chances de gagner une élection.
Ainsi, au début du 19e siècle, les travailleurs anglais dans le textile protestèrent contre l’introduction de métiers à tisser mécanisés qui pillait leur secteur, laissant sans travail des dizaines de milliers de personnes. Les travailleurs dans le secteur agricole qui ont été remplacés par des moissonneuses-batteuses ont réagi de même. Les machines accomplissent simplement un travail de meilleure qualité et meilleur marché que les hommes… et elles ne s’arrêtent pas pour faire une pause cigarette ou se plaindre des conditions météo. Il en a résulté une forte augmentation de la productivité, mais moins de possibilités d’emplois pour les ouvriers spécialisés. Il va sans dire que tout le monde n’a pas été heureux de ce progrès. Des troupes d’hommes en colère se rassemblèrent derrière le Général Ned Ludd — qui furent ainsi nommés les Luddites — pour brûler les usines et détruire les machines qui les avaient remplacées. [Nous ne savons pas s’ils ont utilisé des marteaux ou des outils pour casser les équipements mais, fidèles à leur philosophie, ils auraient pu employer des dizaines de vandales supplémentaires si seulement ils avaient restreint leurs actions à une destruction uniquement manuelle… et le double encore s’ils avaient institué une politique de destruction avec une seule main.]
▪ Aujourd’hui, on pourrait croire que les gens qualifieraient la « logique » luddite pour ce qu’elle est : complètement erronée et à courte vue… au mieux. Pourtant, il y a quelques mois encore, un important membre du Congrès américain a accusé Apple de tuer des emplois aux Etats-Unis parce que des grandes librairies comme Borders et Barnes & Noble ne pouvaient plus rivaliser avec l’iPad et son application eBook. Ces géants de la vente au détail n’ont pu être à la hauteur sur le marché et ont dû fermer leurs portes, emportant avec eux des milliers de salariés. Autrement dit, Apple s’est distingué en tant qu’acteur et innovateur par rapport à la concurrence, tout comme les métiers à tisser et les moissonneuses-batteuses au début du 19e siècle. Pourtant, plutôt que d’être saluée, cette innovation fut condamnée.
Non seulement Apple a mieux innové, a vitupéré le membre du Congrès, mais en plus l’entreprise a choisi de fabriquer ses produits dans un pays où… gloups… le travail était meilleur marché et plus compétitif que ce que les défenseurs du salaire minimum accepteraient aux Etats-Unis. Comment Apple a-t-elle osé ne pas surpayer les coûts, telle semblait être l’allégation. Et comment a-t-elle osé être en conséquence capable d’offrir une technologie rentable que des millions de personnes ont librement choisi d’acheter… y compris le membre du Congrès lui-même !
Il ne sert à rien de casser des métiers à tisser, des moissonneuses-batteuses et des iPad parce que les avancées technologiques signifient qu’il faut moins de personnes pour produire la même chose ou mieux. A la place, des individus et des entreprises intelligents apprendront ce que les Luddites et les grandes librairies n’ont pas réussi à comprendre : ils s’adapteront, se saisiront de la technologie et l’utiliseront pour leur propre avantage concurrentiel.
1 commentaire
La machine est venue soulager les travailleurs manuels, c’est une bonne chose pour les métiers pénibles, usants et dangereux. Mais les règles mises en place en France pendant la période des 30 glorieuses faisaient que les employés cotisaient pour leur allocations familiales, leur sécurité sociale et leur retraite. Le niveau de vie augmentait et le confort (santé, bien être) aussi. Dans les dernières années, la productivité accrue par les machines venues remplacer l’homme au travail est telle quelles en arrivent à évincer beaucoup trop de travailleurs et que la tendance est inversée. La machine a pris la place de l’homme (pour le soulager, c’est très bien) sans cotiser pour autant à sa place, ce qui entraine un grave problème car les règles restent les mêmes qu’au 20éme siècle. Sans ces cotisations sociales, il y a de moins en moins d’argent pour la qualité de vie et le pouvoir d’achat des hommes au travail. Nous arrivons dans une impasse, la mécanisation avait pour mission de soulager l’homme, pas de le détruire en confisquant ses ressources. Il est temps que les économistes de tous poils en prennent conscience, ou sinon l’équation : toujours plus de machines / plus de population sur terre sans travail / moins de cotisations…nous amène vers une grande catastrophe. Comment peut-on vouloir à l’heure actuelle faire partir les gens à la retraite plus tardivement, comment peut-on aujourd’hui vouloir encore augmenter le temps de travail et revenir sur les 35 h. Comment peut-on vivre cette totale incohérence ? Changer les règles du jeu, changer vite de paradigme est pour le moins…indispensable…sinon…on est morts. Et il n’y aura plus personne pour acheter les voitures de Carlos Ghosn, l’acier de Mr Mittal, ou ouvrir un compte à la Goldman Sachs ou à la Société Générale!