** La volatilité des marchés ne va pas s’évanouir du jour au lendemain ; la séance de mardi nous en a administré une nouvelle preuve. Les rachats à bon compte, qui se sont poursuivis durant plus de six heures (alors que Wall Street avait bondi de 11,5% la veille), ont propulsé le CAC 40 jusqu’au contact des 3 750 points (+6,5%).
C’est alors que de nombreux opérateurs ont réalisé que l’écart par rapport au récent plancher annuel inscrit vendredi atteignait 700 points… soit +23%, une performance d’ordinaire étalée sur 48 semaines réalisée en 48 heures (quand on vous dit que tout s’accélère). Ils n’ont pas résisté à la tentation de prendre des bénéfices alors que certains titres venaient de bondir de 25% à 40% en l’espace de deux séances.
Pour ne rien arranger, les indices américains basculaient dans le rouge une demi-heure après une entame de séance tonitruante. Le Dow Jones affichait près de 4% de hausse d’entrée de jeu à 9 790 points… mais il perdait 1% dès 16h et 3% à une heure de la clôture, avant d’en terminer comme le S&P sur un score insignifiant de -0,6%.
Reperdant 200 points sur ses plus hauts du jour en moins de 90 minutes, le CAC 40 n’affichait plus que 1% de progression à 20 minutes de la clôture, à 3 555 points. Les acheteurs ont finalement repris la main au cours des derniers échanges, ce qui a permis à l’indice d’afficher un gain confortable de 2,75%.
Au-delà de l’effet mécanique des récents rachats de découvert, il faut maintenant que la confiance revienne et que des "mains fortes" soutiennent le marché dans les moments d’incertitude. Il n’y a rien de pire pour des gérants que de sentir que le sol peut se dérober sous leurs pieds à tout instant.
Si les bourses menaçaient ces prochaines semaines de s’enfoncer dans les sables mouvants de la récession économique, il faudra leur procurer très vite une branche à laquelle se raccrocher. Sinon, les gérants ne tarderont pas à paniquer, ce qui les fera sombrer deux fois plus vite que s’ils essayaient calmement de brasser en surface.
** Il se pourrait que la reprise actuelle avorte d’ici quelques jours ou quelques semaines : ce serait probablement lié à des signaux inquiétants sur le front macroéconomique. En Allemagne, l’indice des attentes des chefs d’entreprises de l’institut ZEW s’est effondré de -45 à -62 entre septembre et octobre. Aux Etats-Unis, le prix des maisons neuves a recommencé à reculer en septembre (-0,2%), tandis qu’en France l’indice des prix à la consommation des ménages s’est contracté de 0,1% en septembre 2008. Si nous devions tracer un portrait un creux d’un processus déflationniste, nous ne saurions pas trouver mieux que la combinaison de ces statistiques.
La question qui taraude les marchés aujourd’hui est la suivante : est-ce que le krach d’octobre tient d’ores et déjà compte d’une récession pouvant durer entre 18 mois et deux ans… ou faudra-t-il continuer de réévaluer à la baisse les valorisations des entreprises vulnérables aux aléas cycliques ?
** Pour l’heure, c’est le tarissement du crédit qui menace de précipiter l’économie américaine dans la dépression. Henry Paulson s’est empressé de rétablir la circulation des liquidités au sein du marché interbancaire.
Le Trésor américain vient en effet de confirmer qu’il allait prendre des participations dans les établissements financiers américains à hauteur de 250 milliards de dollars, prélevés sur l’enveloppe de 700 milliards du plan Paulson.
Cela ferait presque "petit joueur" : la France se propose à elle seule d’allouer 320 milliards d’euros (soit 450 milliards de dollars) pour garantir les prêts interbancaires, ainsi qu’une enveloppe de 40 milliards d’euros pour venir en aide aux banques en difficulté. Ce dernier montant représente plus de deux fois le montant mobilisé par le CDR pour solder les pertes du Crédit Lyonnais… mais promis juré, cela ne coûtera rien au contribuable "si tout se passe bien".
Une union sacrée s’est donc constituée le week-end dernier ; elle s’avère salutaire puisque la totalité des indices boursiers occidentaux viennent de pulvériser simultanément leurs records historiques de hausse en une seule séance les 13 et 14 octobre (+10,5% à Hong Kong, +11,15% à Tokyo et +12% pour le Nasdaq) après avoir subi la pire capitulation jamais observée sur des marchés en tête de leur zone économique tels que Wall Street ou Tokyo.
** Il s’agissait ni plus ni moins que de sauver la crédibilité et l’existence des marchés de capitaux tels qu’ils existent depuis 180 ans. En effet, la première société introduite en bourse à New York le fut un certain 1er août 1830 : il s’agissait de la Mohawk & Hudson Railroad, une compagnie de chemin de fer qui fit beaucoup pour faciliter la ruée vers l’or.
La voie ferrée traversait des états qui n’étaient encore que partiellement unis, alors que de nombreux territoires ne portaient pas encore les noms que nous connaissons aujourd’hui (la Californie et le Texas étaient encore la propriété du Mexique ; ils le sont restés jusqu’en 1847).
Les pionniers n’en savaient pas beaucoup plus sur les dangers qui jalonnaient leur route que les apprentis sorciers du début du 21ème siècle se ruant vers l’or frelaté des dérivés de crédit.
Les chercheurs d’or, eux, ne risquaient que leur propre peau et il ne leur serait pas venu à l’idée de faire coter leur pioche et leur battée en bourse !
Du temps de l’ouest sauvage, le gouvernement américain ne se mêlait pratiquement de rien et surtout pas de sauver des banques de la faillite. La science économique n’était enseignée que sur le Vieux Continent et la notion de krach était associée à celui de la spéculation sur les bulbes de tulipes en Hollande en 1637 puis à la faillite de la banque Law en Angleterre en 1720, laquelle ruina des dizaines de milliers d’épargnants (y compris en France).
** A 200 ou 300 ans de distance, le grand krach d’octobre 2008 — c’est ainsi qu’il faudra l’appeler désormais — constitue lui aussi une grande première, au même titre que ceux évoqués ci-dessus. Il a mis en lumière l’aveuglement et l’incompétence des autorités politiques puis l’inefficacité de solutions bricolées à la diable entre gens du même monde.
L’administration Bush, la Fed et les brasseurs d’argent de Wall Street se sont vainement ingéniés à traiter les conséquences pécuniaires du désastre (qui menaçait leur statut de "maîtres du monde") au lieu de combattre le mal à la racine.
Ils auraient dû commencer par éteindre le principal foyer de pertes, c’est-à-dire la faillite en cascade d’emprunteurs trop naïfs qui ont cru au mirage du "tous propriétaires" et du "consommer toujours plus à crédit".
En ce qui concerne la tentative de rétablir un équilibre entre un libéralisme agonisant et un l’interventionnisme triomphant (sous la pression des ultra-conservateurs du parti républicain), les économistes n’ont pas fini de débattre au sujet de la formidable "erreur de jugement" d’Henry Paulson dans le sacrifice du soldat Lehman.
En laissant une banque concurrente — sinon rivale par la taille et les métiers — faire faillite, l’ex-patron de Goldman Sachs a semblé indiquer que l’Etat américain n’avait plus les moyens de voler au secours de tous les établissements qui se retrouvaient en situation de vulnérabilité.
Ce lâchage au prétexte d’une absence de repreneur — qui fait bien sourire Gordon Brown et Alistair Darling qui ont sauvé sans état d’âme Northern Rock et HBOS dont plus personne ne voulait — a immédiatement bloqué la totalité des échanges interbancaires. Personne ne voulait plus traiter avec une contrepartie qui pouvait se retrouver sur la liste des futurs sacrifiés sur l’autel des subprime.
L’ardoise induite par l’effondrement de Lehman se chiffre, de l’avis même des proches conseillers d’Henry Paulson, à près de 300 milliards de dollars — soit l’équivalent du montant de l’enveloppe prévu pour le rachat des créances douteuses dans le plan éponyme. Cela fait beaucoup d’argent perdu : il s’agit d’un montant équivalent à plusieurs années d’assurance maladie pour la totalité des citoyens américains.
Oui, au-delà de la faillite programmée et assumée de la cinquième banque d’affaire de Wall Street, ce à quoi nous venons d’assister aux Etats-Unis, c’est d’abord à la faillite d’une mentalité basée sur le postulat que seuls les plus fortunés méritent d’être secourus. La preuve : Lehman était devenu une sorte de pauvre parmi les riches !
Philippe Béchade,
Paris