** Le scénario se répète de manière quasi inexorable depuis lundi : toutes les tentatives de rebond des indices boursiers avortent à une heure de la clôture, comme si la peur du lendemain occultait soudain les rachats à bon compte motivés par le constat que de nombreux titres — pourtant étrangers à la problématique de la bulle du crédit — sont bradés sans raisons valables.
Il est vrai que chaque journée qui débute depuis 15 jours s’apparente à un grand saut dans l’inconnu avec une succession de coups de théâtre qui ne figurent même pas dans la littérature consacrée au krach de 1929 ou à l’effondrement des banques commerciales nippones de 1990 à 1995.
Heureusement que ce genre de références ne peut pas être extrapolé "tel quel" sur la conjoncture économique du millésime 2008, sans quoi nous envisagerions déjà la division par trois du Dow Jones d’ici 2010 et un épisode déflationniste susceptible de désespérer les Etats-Unis pour une bonne décennie.
Les semaines et les mois qui se profilent s’annoncent passionnants. Wall Street et les Etats-Unis viennent en effet d’amorcer un virage historique vers une perte de leadership économique et diplomatique. La Chine et la Russie piaffent d’impatience et veulent profiter d’une situation qui s’apparente, par de nombreux aspects, à une version capitaliste de la faillite du système collectiviste soviétique ou à celui hérité de Mao fin 1989.
Nous serons peut-être tous les acteurs, à notre modeste niveau, d’une nouvelle histoire dont des pages totalement inédites vont s’écrire au jour le jour pour l’ensemble de la planète.
** La sorte de chaos auquel nous sommes tous confrontés rebat les cartes d’un jeu que certains avaient confisqué à leur seul profit, trichant de façon éhontée lorsque quelques rares audacieux parvenaient à se frayer un chemin jusqu’à leur table — Bill Bonner appelle cela délester les naïfs de leur argent.
Les superviseurs de ce gigantesque casino financier, la SEC, la Fed, l’équivalent de notre commission bancaire, fermaient les yeux depuis plusieurs années sur des abus et des dérives que le candidat républicain McCain qualifie lui-même de "corruption" et "d’escroquerie". Les actuels locataires de la Maison-Blanche et ses propres collègues du parti conservateur, qui ont tous activement encouragé la dérégulation des marchés, apprécieront.
L’heure de régler la note, même pour les très riches et les très puissants, semblait avoir sonné… mais, dans un ultime effort pour sauver la mise des capitaines de la finance qui ont sabordé le navire, il a été décidé de nationaliser Freddie Mac et Fannie Mae puis AIG. Il se pourrait — prétendent les mauvaises langues — que cela ait beaucoup à voir avec les contributions de ces trois entreprises aux deux précédentes campagnes victorieuses du parti républicain.
Officiellement, c’est pour éviter une catastrophe systémique et Lehman ne représentait pas, de ce point de vue, une menace suffisante. Quand on constate l’effondrement de la plupart des autres institutions financières américaines dans les 48 heures qui ont suivi, il est permis d’en douter.
Mais l’explication qui rallie aujourd’hui la majorité des suffrages, c’est que ni la Fed, ni le Trésor n’ont les moyens financiers de sauver toutes les banques d’affaires de Wall Street directement menacées de faillite… et surtout pas celle qui avait décliné l’invitation d’Alan Greenspan lorsqu’il avait convié ses consoeurs à participer au renflouement du fonds LTCM qui perdait alors la somme, inouïe pour l’époque, de 3,4 milliards de dollars, soit à peine un demi Kerviel.
Avec la faillite et le dépeçage de Lehman, la croyance dans l’éternité et l’universalité du soutien de la Fed a volé en éclats, d’où l’échec des banques centrales pour endiguer le processus pouvant conduire à un krach non seulement boursier, mais aussi systémique.
La Fed, la BCE, les banques centrales nippone, britannique, canadienne et suisse ont annoncé qu’elles avaient lancé des opérations conjointes de refinancement, de façon à offrir aux marchés les liquidités qui se sont évaporées avec le gel des transactions interbancaires — c’est-à-dire l’argent que les établissements de crédit se prêtent entre eux.
** La Réserve fédérale vient d’injecter pas moins de 180 milliards de dollars de liquidités sur les marchés en 72 heures, dont 50 milliards de dollars hier. Cependant, Wall Street, après un bref épisode de rebond technique, poursuit sa chute : le Dow Jones bascule ainsi sous les 10 500 points et le Nasdaq sous les 2 100 points.
Le scénario de cette fin de séance de jeudi a été une réédition des deux précédentes. La tentative de redressement des indices boursiers sur le Vieux Continent a capoté à une heure de la clôture. Les dégagements de précaution se sont accélérés au cours de la dernière demi-heure alors que les pires scénarios s’échafaudaient en cette veille de journée des "quatre sorcières".
Le seuil des 4 000 points a été nettement enfoncé à Paris en clôture. L’Euro Stoxx 50 (-0,6%) terminait au contact du seuil psychologique des 3 000 points mais le principal support moyen terme est enfoncé depuis 48 heures. Le Dow Jones a reperdu ses 200 points de gains initiaux en l’espace de deux heures de cotations et en perdait 100 de plus une heure plus tard. Tout ceci témoigne de la fragilité des marchés mondiaux. Les places asiatiques ont elles aussi chuté hier matin, entre -2,2% et -4,75%.
Mais le mouvement de cours le plus spectaculaire sur le Vieux Continent s’est produit à Paris. Le CAC 40 a ainsi rechuté de 150 points en moins de 60 minutes "chrono" (3,5% de variation négative), avant d’enregistrer un petit sursaut de 30 points qui ne change rien sur le fond. La cassure des 4 000 points préfigure une poursuite de la glissade vers des planchers remontant à avril 2005.
Le catalyseur de cette débâcle tardive des indices européens est difficile à cerner précisément. Les indices américains lâchaient prise, le pétrole remontait vers 97 $ sur le NYMEX, la peur de la séance des "quatre sorcières" faisait fuir les "mains fragiles"… autant d’explications possibles, voire concordantes, mais qui ne trouvaient pas de justification en terme de timing.
Les chiffres américains du jour ont été perçus comme relativement neutres ; de toute façon, leur impact n’est que très relatif dans les circonstances actuelles. L’indice de la Réserve fédérale de Philadelphie est ressorti supérieur aux attentes à 3,8 en septembre, contre -12,7 pour le mois d’août et -16,3 en juillet. Il revient ainsi en terrain positif après neuf mois consécutifs en dessous de zéro.
En revanche, l’indice des indicateurs avancés du Conference Board est ressorti en baisse de 0,5% au mois d’août, alors que les économistes attendaient en moyenne un repli plus modeste de 0,2%. En outre, les inscriptions hebdomadaires au chômage ont progressé de 10 000 à 455 000 sur la semaine du 13 septembre aux Etats-Unis.
** Il serait abusif d’imputer le recul de 1,7% du dollar en 48 heures à 1,4390 euro aux mauvais chiffres de l’emploi aux Etats-Unis. Il vaut mieux chercher l’explication du côté des arbitrages au profit du pétrole. Les investisseurs cherchent en effet refuge dans des actifs tangibles et non virtuels si bien que le baril remonte vers 97 $ sur le NYMEX.
Ce rebond de l’or noir n’a paradoxalement pas soutenu le titre Total qui a chuté de 3% jusque sur 41 euros en toute fin de séance (-5% en une heure). La chute de 3,1% de GDF-Suez ou de 3,6% de Véolia s’explique difficilement par le comportement des prix de l’énergie ou la santé financière des sociétés de services aux collectivités en France : cela ressemble plutôt furieusement à des ventes indicielles.
Et c’est un très mauvais symptôme pour qui relie ce phénomène aux ventes forcées consécutives aux dommages collatéraux causés par Lehman ainsi qu’aux lourdes pertes sur le NYMEX pour nombre de fonds spéculatifs, qui avaient cru découvrir un nouvel Eldorado après avoir fui les actions.
[Edition Spéciale : Etant donné les événements qui se sont passés ces dernières heures, Philippe Béchade rajoute quelques commentaires en codicille de sa Chronique d’aujourd’hui…]
** Lorsque nous avons achevé d’écrire les lignes qui précèdent, Wall Street reculait de 0,5% et la bourse de Moscou était fermée sine die après une chute de 20% en 48 heures. La Russie n’est pas à proprement parler un pays "libéral", le sort des actionnaires et des banques se décide encore de manière arbitraire au Kremlin.
Nous n’aurions jamais imaginé que la Maison-Blanche validerait en 24 heures la nationalisation massive des pertes (500 milliards de dollars pour commencer, le meilleur reste à venir) des spéculateurs mal avisés. Nous ne pensions pas non plus que la très libérale Irlande changerait les règles du jeu en cours de partie en interdisant… les ventes à découvert sur les banques locales!
C’est une décision absolument inconcevable, qui remet totalement en cause les principes et le fonctionnement du marché : même Vladimir Poutine et Andreï Medvedev n’ont pas osé aller jusque là (fermer les marchés pour plusieurs jours, la SEC l’avait fait en septembre 2001, cela n’avait guère soulevé d’objections vu les circonstances) !
Ces évènements surviennent dans les deux pays qui administrent avec le plus de détermination et d’arrogance des leçons de libéralisme à la planète entière.
Mais le dirigisme et le mépris des règles que l’on impose aux autres, ça marche ! Les vendeurs à découvert, contraints de se racheter, font exploser la bourse de Dublin à la hausse : +25%… si, si, vous lisez bien : plus vingt-cinq pour cent ! Londres s’envole de 6% alors que trois des principales banques britanniques reprennent entre 50% et 60%… si, si, vous lisez toujours bien plus : soixante pour cent pour Lloyds et la Barclays !
Jamais la maxime "privatisation des gains, nationalisation des pertes" n’avait été appliquée à une telle échelle et avec un tel cynisme !
Que la presse anglo-saxonne n’avait-elle pas écrit contre le scandale que constitua le sauvetage du Crédit Lyonnais une quinzaine d’années auparavant ! Les éditorialistes libéraux s’étaient déchaînés contre le gouvernement français : il s’agissait d’une re-nationalisation déguisée, d’une entorse aux règles de la libre-concurrence, d’un absurde récompense offerte aux fossoyeurs d’une entreprise privée (sur le dos des contribuables), d’une violation intolérable des règles libérales de la finance internationale…
Ces beaux principes — opposables à des pays comme la France ou l’Italie (qui ne parvient toujours pas à sauver Alitalia) — sont solubles dans la crise du crédit à l’américaine… et ils s’évaporent définitivement lorsqu’il est question de risque systémique et de menace pour la stabilité économique du pays.
Ce qui n’aurait pas dû être fait pour protéger les clients et les partenaires du Lyonnais vient d’être dévoilé au public par Henry Paulson (après la clôture des places européennes naturellement !) pour sauver Wall Street et "les citoyens américains d’une nouvelle débâcle personnelle", dixit John McCain jeudi soir.
** Les Etats-Unis pourraient ainsi créer dans les jours ou les semaines qui viennent un "méga-CDR" qui serait chargé de liquider les milliers de milliards de créances douteuses ou de dérivés de crédit immobilier archi-décotés (ou sans valeur) détenus par l’ensemble des établissements financiers américains.
Le "méga-CDR" ne constituerait pas une structure destinée à un règlement des problèmes "au cas par cas" : pas question de désavantager tel ou tel coupable. Il s’agirait d’un vaste système de defeasance, où les différents acteurs du désastre actuel pourraient se défausser des actifs qui plombent leurs comptes et les entraînent inexorablement vers la faillite.
Techniquement, ce n’est pas une première aux Etats-Unis. Ce genre de solution avait été mis en place à la fin des années 80 pour solder les actifs pourris des Caisses d’épargne américaines : ce fut la Resolution Trust Corporation.
Le contribuable américain continue de régler sur 30 ans les 600 milliards (c’est une estimation, le montant de l’ardoise n’a jamais été révélé précisément) qui avaient alors été perdus dans des spéculations malheureuses sur les junk bonds.
Mais les Savings & Loans étaient des entreprises sous tutelle du secteur public ; à l’époque, l’Etat fédéral a joué son rôle de garant, ce qui ne viole pas les principes du système libéral anglo-saxon.
Il en va tout autrement cette fois-ci puisqu’il s’agit du sauvetage d’entreprises du secteur privé avec de l’argent public (quelles que soient les précautions de langage utilisées)… et pas seulement d’établissements de crédit mais également du plus gros assureur de la planète (AIG) avec ses 75 millions de clients et ses 1 050 milliards de dollars d’actifs.
L’écrasante majorité des expertes estiment déjà le montant de la facture à plus de 1 000 milliards de dollars d’ici quelques mois — tout cela à la charge du contribuable. Cela représente la moitié de la totalité de la dette du Tiers-Monde : 2 000 milliards de dollars, une estimation, car certains prêteurs sont curieusement assez discrets sur le montant de leur "aide" aux pays les plus pauvres.
Pour qui reçoit des lettres de rappel puis de menaces pour un découvert de 27,53 $ sur son compte bancaire, découvrir un beau matin que la Fed va éponger les 50 milliards de pertes sur les marchés dérivés de sa propre banque (à charge pour ce même débiteur de régler la facture avec ses impôts)… avouez qu’il y a de quoi être déstabilisé et s’interroger sur la crédibilité du système libéral.
Et vous, vous y croyez encore ?
Philippe Béchade,
Paris