** La versatilité des marchés US n’a d’égale que la perte de repères — qui grandit jour après jour alors que s’accumulent les coups de théâtre. Celui d’hier pesait 200 milliards de dollars… mais cela n’a même pas suffi à entretenir la confiance de Wall Street, au lendemain d’un abaissement de 75 points du taux directeur — et qui en précède d’autres.
En substance, l’OFHEO (Office for federal housing enterprise oversight), organisme de tutelle de Freddie Mac et Fannie Mae, abaisse drastiquement (de 30 à 20%) le montant des réserves obligatoires imposé aux deux géants du crédit hypothécaire depuis deux ans comme sanction d’une affaire de falsification des comptes.
Cet assouplissement va leur permettre d’enrichir de 200 milliards de dollars leur portefeuille de créances immobilières (qui pourrait ainsi atteindre le montant vertigineux de 2 000 milliards de dollars d’ici la fin 2008), soit en émettant de nouveaux prêts, soit surtout en rachetant des émissions existantes… le tout étant garanti, en dernier ressort, par l’Etat fédéral — c’est-à-dire le contribuable américain.
Fannie Mae a bondi de 15% et Freddie Mac de 9%… mais les effets positifs de ces hausses ont été annulés par la rechute symétrique de Washington Mutual (-7,25%) puis de Lehman (-9,2%) et Merrill Lynch (-11%).
Explication : Merrill Lynch exige que XL Capital Assurance honore une garantie de 3,1 milliards de dollars liée à l’exercice de CDS (couvrant des pertes sur des dérivés de créances immobilières). Cela signifie que des pertes bien plus lourdes que prévues sur les CDO devront être révélées par les banques d’affaire si les assureurs ne peuvent honorer leurs engagements.
Une perspective qui a de quoi donner le vertige et saper le regain de confiance observé la veille…
** Le Dow Jones Industrial a tout simplement clôturé au plus bas du jour, reperdant les trois quarts de ses gains de la veille (-295 points sur 400), à 12 099 points (-2,3%). Le Standard & Poor’s 500 a cédé « seulement » les deux tiers de ses gains (soit -2,43%), replongeant sous les 1 300 points (à 1 298). Le Nasdaq ne s’en est pas mieux sorti avec une baisse de 58 points, les dégagements s’accélérant en fin de séance pour atteindre -2,55%.
Parmi les plus lourds replis du jour, beaucoup de vedettes de mardi sont revenues à la case départ… ou pire : SUN Micro a rechuté de 6,1%, NII Holdings et Akamai ont dévissé de 6,7%, Nvidia de 6,9%, LAM Research et Qualcomm ont perdu 5,7%. Pour Joy Global, c’était -7,25%, -8,35% pour Sandisk, et -9,4% pour Monster et Steel Dynamics. Des planchers annuels (ou historiques) ont même été enfoncés par Foster Wheeler (-6,2% à 52,32 $), Network Appliance (-6,5%), Ryanair (-6,7%) puis le portail Baidu (-10%).
Les nouvelles sur le front de l’économie étant quasiment inexistantes, les investisseurs cherchaient du côté des entreprises quelques éléments favorables. Visa, le premier émetteur mondial de cartes de crédit, a commencé à coter 65 $ ce mercredi matin sur le New York Stock Exchange (NYSE), soit environ 45% de plus que son prix d’introduction, qui avait été fixé à 44 $. En clôture, les titres VISA s’échangeaient autour de 56 $, ce qui représente une hausse de l’ordre de 30%.
** Le Département américain de l’énergie a annoncé pour sa part que les stocks de pétrole brut étaient restés quasiment stables (+133 000 barils) la semaine dernière aux Etats-Unis, mais que les réserves d’essence avaient reculé de 3,45 millions.
Toujours pénalisé par l’assombrissement des perspectives économiques mondiales, le baril de brut américain WTI livraison mai plongeait de 4,5% à 103,6 $ sur le NYMEX. Les titres Chevron (-4,9%) et Exxon (-4,6%) ont largement contribué à la déconfiture du Dow Jones… et la lanterne rouge étant également une industrielle cyclique puisqu’Alcoa affichait -7,7%.
** Il ne fallait vraiment pas perdre son temps à lire les commentaires euphoriques réapparus dans la presse financière, au lendemain d’une flambée boursière d’une rare intensité à Wall Street (décrite dans notre Chronique de mercredi)… Nous avions annoncé dès mardi soir sur le Téléphone Rouge qu’il ne s’agirait que d’un feu de paille, copieusement arrosé d’essence : ce fut effectivement le cas, à l’image des rebonds avortés du 23 janvier, du 12 février ou des 11 et 12 mars dernier.
Le CAC 40 n’a dû sa progression initiale qu’à l’effet d’inertie haussière découlant des rachats de découvert (short squeeze) de mardi. Les 1,3% de hausse ont été rapidement effacés ; Paris basculait dans le rouge dans le sillage de Londres dès le milieu de la matinée avec l’anticipation d’une correction de -1% de la part de Wall Street.
Les dégagements de précaution se sont amplifiés à l’heure du déjeuner, avec de nouvelles rumeurs alarmantes circulant à travers la City concernant d’éventuelles difficultés de trésorerie rencontrées par la géant bancaire britannique HBOS (qui plongeait alors de 15% jusque sur un plancher de 4,00 livres sterling). La direction du groupe a démenti… mais sans convaincre les opérateurs : les dénégations mensongères de Bear Stearns — il y a une semaine jour pour jour — sont encore dans toutes les mémoires.
Les vendeurs gardaient la main jusqu’en fin d’après-midi, encouragés par la rapide décrue des indices US et une succession de profit warnings émis par Deutsche Telekom ou Sony Ericsson. Ces sociétés s’attendent à une année 2008 « difficile », avec une baisse d’activité dans la téléphonie fixe et une moindre croissance des activités internet.
** Les bienfaits de la baisse de 75 points du taux directeur de la Fed restent largement cantonnés aux marchés américains et aux banques locales. Ces dernières ont été dopées à leur tour ce mercredi par l’abaissement drastique du montant des réserves obligatoires imposées à Freddy Mac et Fannie Mae depuis deux ans, suite au scandale de la falsification des comptes de résultats de 2004.
Pour mémoire, Fannie Mae et Freddie Mac détiennent 40% de l’encours des crédits hypothécaires aux Etats-Unis, soit environ 1 600 milliards de dollars sur 4 000 milliards identifiés — un total qui représente deux fois le PIB de la France ! Et puisque seuls les imbéciles ne changent pas d’avis, rappelons-nous qu’à l’automne dernier, James Lockhart, le président du fameux OFHEO, affirmait que les deux organismes parapublics (puisque leurs lignes de crédit sont garanties par le gouvernement américain) n’avaient pas besoin de plus de flexibilité pour faire face aux demandes de liquidités du marché.
Le même James Lockhart, déclarait sans sourciller ce mercredi : « le marché a besoin de plus de liquidités » !
Nous pensons pour notre part que le marché a surtout besoin de plus de clairvoyance, de plus de compétence… et de moins de mensonges officiels (de type Bear Stearns).
** De nombreux conseillers de la Maison-Blanche reconnaissent — mais ils doivent le taire face aux micros — que l’immobilier américain traverse sa plus grave crise depuis la Grande dépression des années 30… que l’économie du pays s’achemine vers la récession… que le credit crunch menace de paralysie les marchés financiers… et que la Fed fait ce qu’elle peut mais ne maîtrise plus rien (rejoignant l’avis de Jim Rogers et de Warren Buffett). Et si nous pouvons abuser de votre patience pour étayer ce type d’affirmation, interrogez-vous simplement au sujet du silence assourdissant de nombreux fonds de retraite américain au sujet des subprime et autres créances douteuses dont leurs portefeuilles sont farcis !
Contrairement aux fonds spéculatifs qui ont emprunté de l’argent à court terme pour brasser des milliards de dollars de créances « collatéralisées » (ABS, CDO, RMBS) ou vendre des CDS (une pseudo-assurance contre les défauts de remboursement… mais qui n’est souvent reliée à aucun sous-jacent et n’est garantie par aucun organisme capable d’assumer le risque réel), les fonds de pension ne sont pas contraints de liquider leurs positions en catastrophe, par le jeu des échéances prédéterminées.
Ils peuvent donc « jouer la montre »… mais ils n’ont tout au plus que 18 ou 24 mois devant eux. Après, ils devront à leur tour vendre cette classe d’actifs — à la valeur plus qu’incertaine — au prix du marché. En attendant, ils continueront de pouvoir verser les retraites en vendant des bons du Trésor (c’est le bon moment, ils sont au plus haut !) ou des actions… qui n’ont pas tant baissé que cela puisque le Dow Jones n’a rien perdu par rapport à ses niveaux du 19 mars 2007.
Mais que se passera-t-il en 2009, lorsque leur stock de T-Bonds commencera à s’épuiser ? Que vaudront les si juteux dérivés de crédit ? Qui versera la prime promise en cas d’exercice des credit default swaps ? Les monoliners ou les hedge funds qui assuraient les émissions à risque ne sont plus en mesure de payer la facture ; c’est à peine si certains d’entre parviennent encore à payer leur note d’électricité !
La rechute de Wall Street mercredi soir a été en grande partie provoquée par l’affaire Merrill Lynch/XL Capital Assurance.
La baisse des taux par la Fed jusque vers 1,5% vous semble pleine de promesses ? Mais comment feront les fonds de retraite pour financer les pensions des années 2015/2020 avec des produits obligataires qui affichent, s’ils les achètent aujourd’hui, 3,35% de rendement… avec un risque de perte en capital considérable si les taux remontent pour cause de dérive inflationniste d’ici un an ou deux ?
Certes, il y aura toujours moyen de basculer sur du taux variable… mais c’est beaucoup moins confortable que de détenir des emprunts qui rapportaient, six mois auparavant, 50 points de plus que l’inflation (c’est la proportion inverse à présent, la faute à la fuite vers la sécurité).
Pour nous résumer : après le trop grand appétit pour le risque — que les maîtres des équations complexes, fractales ou chaotiques prétendaient maîtriser –, c’est à présent l’aversion pour le risque qui menace de dévaluer fortement les futures retraites.
En d’autres termes, les subprime, les créances titrisées — quel que soit leur sous-jacent –, constituent une monumentale bombe à retardement pour ceux qui les conservent en silence en espérant un retour à de meilleures valorisations. Quelle que soit l’hypothèse retenue, nous ne voyons pas comment les fonds de pension qui font de dos rond (que peuvent-ils faire d’autre ?) en espérant survivre à la crise actuelle parviendront à respecter leur cahier des charges d’ici seulement deux ou trois ans.
Mettez-vous également à la place des 14 000 salariés de Bear Stearns qui détenaient à eux seuls jusqu’à 30% du capital de leur outil de travail : qu’est devenu leur compte épargne maison ?
Croyez-vous que les employés d’autres firmes aujourd’hui épargnées par la tourmente ne se posent pas de questions ? Croyez-vous qu’ils vont conserver l’envie insouciante et joyeuse de consommer comme avant, en se disant que ce qu’ils dépensent aujourd’hui garantit la croissance des profits de leur banque… et fait grimper symétriquement la valeur des titres qu’ils détiennent ?
Philippe Béchade,
Paris