En déployant – parfois contre l’avis des États – des unités de la Garde nationale dans plusieurs grandes villes américaines, le gouvernement Trump ravive un vieux débat sur l’équilibre des pouvoirs aux États-Unis.
Ces dernières semaines, le gouvernement Trump a déployé – ou menacé de le faire – des troupes de la garde nationale dans cinq villes des États-Unis, au moins, dont Chicago, Portland, Los Angeles et New York. De nombreux partisans de Trump ont salué cette décision, déclarant qu’il est de la responsabilité du Président de déployer des troupes fédérales lorsqu’il estime que cela est nécessaire.
Dans certains cas, les déploiements ont eu lieu malgré les objections des gouvernements des États concernés. Cela a engendré une situation juridique complexe, et les gouvernements de Californie et de l’Oregon ont notamment décidé de poursuivre en justice le gouvernement au sujet des déploiements. Juges, observateurs et juristes continueront sûrement à débattre pendant longtemps de la légalité de ces déploiements – selon l’interprétation qu’en font les juges fédéraux – devant les tribunaux fédéraux.
Toutefois, le simple fait que cela soit sujet à débat illustre à quel point les États-Unis ont dévoyé la vision originale qu’avaient les Révolutionnaires américains d’une république fédérale dotée d’une force armée décentralisée, aux pouvoirs largement limités. À l’époque des pères fondateurs, les Américains redoutaient l’existence d’une armée permanente pouvant être déployée au bon vouloir des autorités fédérales. Les Américains exigèrent que les États disposent de leurs propres milices indépendantes, qu’il serait impossible d’assujettir au contrôle fédéral sans la coopération des autorités des États concernés.
Cet idéal est révolu depuis longtemps.
Désormais, Gauche et Droite militent pour un plus grand contrôle fédéral, dont l’ampleur varie selon le parti politique au pouvoir, ou selon la nature du groupe visé par les nouvelles prérogatives fédérales. En ce moment, c’est la Droite qui est au pouvoir. Ce sont donc les conservateurs qui militent pour plus de contrôle fédéral, afin de pouvoir déployer des troupes, de disposer d’une plus grande autorité pour faire appliquer la loi fédérale, et pour en finir une bonne fois pour toute avec les vestiges de la souveraineté dont jouissaient autrefois les états américains.
Pour ceux qui s’inquiètent réellement de la concentration accrue du pouvoir politique, et qui militent pour de véritables limites aux prérogatives du gouvernement fédéral, la manie qu’a le Président de déployer des troupes fédérales dans des villes américaines est un sérieux problème.
Les dangers d’une armée permanente, et la création d’une force militaire décentralisée aux États-Unis
Lorsque les États-Unis ont été créés, les responsables politiques américains étaient farouchement opposés à l’idée d’une armée permanente sous contrôle fédéral. Comme le résume Griffin Bovée dans le Journal of the American Revolution:
« Lorsque les États-Unis virent le jour, peu d’idées suscitèrent un consensus aussi large que celle selon laquelle une armée permanente en temps de paix représentait un danger. C’est le rejet d’une armée permanente qui a motivé l’opposition au colonialisme britannique après la guerre de sept ans, amplifié par le massacre de Boston, qui a inspiré les écrits de la plupart des pères fondateurs, et qui a servi de principe politique directeur bien après la fin de la Guerre d’indépendance. »
Les nouveaux pouvoirs militaires fédéraux esquissés dans la nouvelle constitution de 1787 ont provoqué une levée de boucliers des soi-disant anti-fédéralistes. Leur figure de proue était Patrick Henry qui, dès le début, s’est opposé à la ratification de la nouvelle constitution, au motif que celle-ci faisait pencher la balance du pouvoir militaire du côté du gouvernement fédéral. Henry voulait s’assurer qu’un système indépendant de milices étatiques serait maintenu en place comme rempart contre un éventuel pouvoir militaire fédéral centralisé. Dans un discours prononcé en 1788, Henry dénonçait la mise en place d’une armée permanente et le contrôle fédéral sur les milices des états : « Avons-nous les moyens de résister à des armées disciplinées, lorsque notre seule défense, les milices, tombent entre les mains du Congrès ? »
L’idée défendue ici est que les états doivent refuser le contrôle des milices étatiques – aujourd’hui appelées « Garde Nationale » – par le gouvernement fédéral.
Durant la majeure partie du dix-neuvième siècle – jusqu’à la Guerre civile – l’armée permanente fédérale était petite. Dans les faits, le gouvernement fédéral disposait d’un nombre très réduit de troupes pour les déploiements fédéraux. Le contrôle fédéral des milices étatiques pouvait faire l’objet d’un veto de la part des gouvernements des états, et ces derniers n’hésitaient pas l’utiliser. Par exemple, les gouvernements étatiques se sont opposés aux tentatives du gouvernement fédéral de prendre le contrôle des milices étatiques en temps de guerre dans le Connecticut en 1812, et dans le Kentucky en 1861. En temps de paix, les gouvernements étatiques protégeaient encore plus farouchement leurs prérogatives sur les milices.
Convertir les milices étatiques en forces armées fédéralisées
Toutefois, à la fin du dix-neuvième siècle, les troupes étatiques ont basculé dans les mains du gouvernement fédéral, et la loi Dick de 1903 a marqué le début de la fin. Comme l’explique David Yassky :
« Les statuts édictés ultérieurement à la loi Dick ont renforcé le contrôle du gouvernement fédéral sur la Garde Nationale. Actuellement, quiconque s’engage dans une unité de la Garde Nationale est automatiquement inscrit dans une ‘unité de réserve’ de l’armée américaine (ou de l’armée de l’air), le gouvernement fédéral peut utiliser des unités de la Garde Nationale à des fins diverses, et il nomme les commandants de ces unités. »
La loi Dick a consacré l’utilisation de l’expression « Garde Nationale » dans les statuts fédéraux. Cette nouvelle loi a également ouvert la voie à l’utilisation des unités de la Garde Nationale en dehors du territoire des États-Unis, avec un amendement de 1906 créant spécifiquement une disposition prévoyant l’utilisation d’unités de milice « à l’intérieur ou en dehors du territoire des États-Unis ».
Cette disposition a été contestée par la suite pour des raisons d’ordre constitutionnel, mais le Congrès a rétorqué avec la loi de défense nationale de 1916 (National Defense Act), qui permet au Président de convoquer plus facilement des troupes étatiques à des fins fédérales.
Au fil du temps, la ligne entre les milices étatiques et les troupes fédérales est devenue de plus en plus floue, et de nos jours, les unités de la Garde Nationale ne sont presque plus indépendantes du gouvernement des États-Unis.
La loi Dick a notamment largement contribué à saper l’idée selon laquelle la population constituait la milice informelle des États-Unis. Au dix-neuvième siècle, il existait une relation symbiotique entre les milices étatiques et la propriété privée d’armes à feu. Cela tenait en grande partie à la conception de la milice qu’avaient les pères fondateurs. Yassky complète :
« Dans le cadre conceptuel des pères fondateurs, la milice se composait de la masse des citoyens ordinaires, formés à l’utilisation des armes et prêts à servir à l’appel de l’état. Comme l’explique George Mason : ‘Qui sont les milices ? Il s’agit désormais de toute la population, à l’exception de certains fonctionnaires. … Lorsque le second Congrès a essayé d’exercer son autorité constitutionnelle pour « organiser, armer et discipliner les milices’, il a ordonné à ‘chaque citoyen blanc apte et disponible des états concernés [à l’exception des individus exemptés en vertu de la loi étatique et d’autres classes d’individus exemptés], de 18 à 45 ans’ de s’engager dans la milice de son état. Ou, comme l’a déclaré Patrick Henry à la convention de Virginie chargée de ratifier la convention : ‘L’objectif ultime est que chaque homme soit armé.‘ »
Toutefois, avec l’invention de la Garde Nationale, contrôlée par l’État fédéral, le concept juridique de « milice non organisée » a été aboli, et avec lui la valeur perçue des citoyens armés. Mais le pire est la subversion progressive de l’indépendance des milices étatiques.
Pourtant, de nombreux partisans conservateurs de Trump semblent s’être découvert un amour de circonstance pour une milice fédéralisée, et pour l’idée que le gouvernement central peut déployer cette milice à son bon vouloir. Trump a même proposé une « force de réaction » nationale composée de troupes de la Garde Nationale, qui pourrait être déployée dans les villes américaines à la discrétion du Président. Il s’agirait là de la mise en place d’une armée permanente spécialisée conçue pour réprimer les Américains.
C’est précisément ce que Henry, Mason et les anti-fédéralistes redoutaient et dénonçaient. Mais pour Trump, il n’y a pas de pouvoir fédéral excessif s’il s’agit de « détruire les libéraux » et de cibler des adversaires politiques. D’aucuns penseraient que ceux qui prétendent lutter contre le pouvoir fédéral et défendre la liberté individuelle rechigneraient à donner encore plus de pouvoir coercitif au gouvernement fédéral. Hélas ! Si l’on en juge à la réaction des partisans de Trump, ce n’est pas le cas.
Les États-Unis ont déjà glissé tellement loin sur la pente de la centralisation et de la militarisation qu’il est fort probable que l’Américain moyen de l’époque des pères fondateurs ne reconnaîtrait pas ce pays. Les Américains de cette époque étaient bien plus réalistes et moins naïfs sur la façon dont les abus de pouvoir se produisent. La préservation de la liberté consiste souvent à trouver l’équilibre entre deux pouvoirs coercitifs. Pourtant, un pays où le gouvernement central détient la quasi-totalité du pouvoir militaire est un pays dans lequel le gouvernement central est libre de faire ce qu’il veut à ses citoyens en période d’état d’urgence, réel ou non. Les premiers Américains qui voulaient empêcher la centralisation du pouvoir militaire avaient raison. Mais leurs avertissements sont tombés dans l’oubli.
Article traduit avec l’autorisation du Mises Institute. Original en anglais ici.
2 commentaires
Un texte très intéressant. Ryan McMaken n’est pas français. Aussi nous ne lui rappellerons pas que la France est un pays ultra-centralisé totalement à l’opposé des USA et même de beaucoup de pays européens. Il est certain que le centralisme est la voie directe vers l’autoritarisme et le totalitarisme.
En France l’ordre public s’est considérablement dégradé. Le concept de « garde nationale » plutôt que de service militaire serait utile pour le restaurer, en partie seulement, car les magistrats ne disent plus le droit. Une « garde nationale » serait la suite logique de la « défense opérationnelle du territoire » d’antan. L’ennemie est intérieur, évidemment la question du recrutement se poserait. Cet article montre que la chose est possible dans la France Jacobine. A mon avis Trump n’a pas le choix comme un ou une présidente de la République Française, de droite nationale, ne l’aura pas. Ce serait tellement plus simple de respecter le droit et l’alternance.