▪ En quelques heures de pure panique boursière nous avons assisté hier à un renversement radical du discours des investisseurs, des analystes, des économistes, des commentateurs grand public… y compris de ceux qui n’y connaissent rien mais reprennent en coeur la pensée unique du moment.
En direct de Davos jeudi matin, le directeur de la stratégie d’une grande banque allemande démontrait avec toute sa rigueur germanique que le récent rebond des indices était logique et devrait s’intensifier. Le problème de la dette grecque apparaît sous contrôle, expliquait-il, les bénéfices des entreprises américaines sont supérieurs aux anticipations, la croissance est vigoureuse en Asie (et désormais sur de bons rails en Occident) et les taux d’intérêt à des niveaux appropriés.
En d’autres termes, les actions ne sont pas chères — et ceux qui commencent à douter du potentiel de hausse des marchés obligataires n’ont d’autre choix que de renforcer leurs positions à Francfort comme à Wall Street.
Nous ne savons si cet éminent personnage a tenu ou renforcé ses positions jeudi après-midi… mais les discussions dans les salles de marché se résumaient à tout couper avant la clôture ou jouer un rebond techniques sur les planchers annuels.
En ce qui concerne les fadaises du type « les actions sont à des prix attractifs, la reprise est au rendez-vous, pas de bulles à l’horizon », même les optimistes béats les plus bornés ont été déstabilisés par la désertion en rase campagne des opérateurs. Ces derniers tiennent un double langage : haussier quand le marché monte, redoutant un krach dès que la discussion porte sur les conditions économiques réelles et la surabondance de liquidités spéculatives.
▪ Mais les marchés ont peut-être joué à se faire peur. Le problème d’endettement des pays les plus durement touchés par la crise n’est pas nouveau ; la fin des politiques monétaires ultra-accommodantes est déjà dans les tuyaux, et les incertitudes au sujet du redressement de nos économies occidentales (soulignées chaque mois par la BCE) sont récurrentes.
Tout ceci semble soudain tétaniser les investisseurs, qui zappent les derniers bons chiffres américains publiés mercredi et les trimestriels de Cisco pour succomber à un profond abattement.
Les places européennes, qui chutent de 3,5% en moyenne, ont enregistré hier leur pire séance boursière depuis le 26 novembre 2009 (l’Euro-Stoxx 50 avait alors plongé de 3,35%). Paris perd 2,75%, à comparer avec un score de +0,2% vers 9h30.
Le CAC 40 égale sa pire clôture de l’année à 3 689 points. L’écart en intraday s’avère supérieur à 120 points et aucune composante du CAC 40 ne parvient à terminer en territoire positif. Et fait unique depuis mars 2009… aucune valeur du SBF 120 non plus ! Ce coup de massue sur les cours efface d’un coup tous les gains engrangés depuis près de trois mois.
L’Euro-Stoxx 50 enfonce son plancher du 3 novembre 2009, à 2 712 points, pour en terminer à 2 707 points, au plus bas depuis le 3 septembre dernier.
▪ C’est un véritable vent de panique qui s’est mis à souffler sur le secteur financier. Les valeurs bancaires chutaient collectivement (de 5% à Paris, jusqu’à 8% à Madrid) avec la perspective d’une dégradation de la notation des dettes portugaise et espagnole. La Bourse de Lisbonne s’est effondrée de 6%, de même que Madrid. Amsterdam plongeait de 3%, Francfort de 2,45%.
Cette débâcle s’est accompagnée d’une forte rechute de l’euro : -1,1% à 1,3755 par rapport au dollar. Le baril de pétrole l’a suivi : -5% à 73,1 $ sur le NYMEX.
La rechute de la monnaie unique sous ses planchers de début juillet 2009 entraîne la liquidation massive des positions spéculatives en carry trade (rachats de dollars). Cela entraîne un assèchement des liquidités sur les marchés internationaux.
A Wall Street, le Nasdaq qui était attendu en hausse jeudi matin avait rouvert en repli de 1% avant de doubler sa perte en quelques minutes. Sa chute dépassait 2,5% à l’heure du déjeuner et le S&P 500 n’était pas mieux loti avec -2,6% à 1 068 points (nouveau plancher annuel).
Les opérateurs se disaient déçus par la remontée inattendue du nombre de chômeurs aux Etats-Unis, à 480 000 contre 472 000, à l’issue de la semaine au 30 janvier (au lieu des 460 000 inscriptions anticipées). Il se pourrait que les chiffres du chômage publiés ce vendredi ne confirment pas les anticipations de rebond économique américain !
▪ Mais vous savez quelle crédibilité accorder aux statistiques compilées par le Département du Travail américain… Un employé du péage du Brooklyn-Battery Tunnel obtiendrait de meilleurs résultats concernant la santé du marché de l’emploi en consultant le cumul du nombre de trajets mensuels entre le continent et Manhattan !
Wall Street a également snobé la hausse de la productivité aux Etats-Unis au quatrième trimestre. Elle s’établit à +6,2% mais le consensus tablait sur hausse de 7,5% (après 7,2% au troisième trimestre), alors que les coûts salariaux ont chuté de 4,4% en année pleine.
Nous ne cessons d’insister sur l’incohérence du raisonnement qui consiste à se féliciter de la baisse des revenus distribués (autres que les « bonus obscènes » dénoncés par Barack Obama) tout en se félicitant d’une vigoureuse reprise depuis le printemps 2008.
Un économiste iconoclaste comme nous les aimons expliquait dans une courte interview sur CNBC que lui et ses collègues d’une prestigieuse université américaine avaient calculé que sans le TARP, le plan de relance de 787 milliards de dollars, et les 10,3% de déficit budgétaire, l’année 2009 se serait soldée par une récession de… -12%.
Allez vous étonner ensuite que le transfert massif des mauvaises dettes du secteur bancaire vers la Fed (traduisez : « vers le contribuable américain ») et l’accumulation des déficits publics menace de se terminer par un nouveau krach obligataire.
Il faudrait vraiment que les détenteurs de T-Bonds possèdent la foi du charbonnier pour ne pas penser que la faillite de la Californie, de l’Illinois, du Nevada, de l’Ohio et de tant d’autres Etats de l’Union n’auront pas de conséquences aussi dommageables pour leur épargne que la situation budgétaire « tendue » du Portugal et de l’Espagne (qui sont encore loin de la banqueroute, alors que la Californie y est déjà).
Au final, Wall Street subit sa pire correction depuis le 22 juin 2009 avec une chute verticale de 3,1% du S&P 500 et de 3% du Nasdaq… Le Dow Jones a fait quant à lui une incursion sous les 10 000 points quelques minutes avant la clôture, pour en terminer sur un repli de 2,6% à 10 002 points.
▪ Le baromètre du stress, l’indice VIX, a fait un bond de 20% en quelques heures. Quelques courtisans habitués à encenser en toutes circonstances le marché pour son omniscience commencent à sous-entendre — comme en confidence — que le roi est nu !
Mais le roi n’est pas seulement nu. Le « marché-roi » est d’abord un fantastique corrupteur qui récompense généreusement ceux qui respectent l’omerta sur ses agissements… en particulier le dévoiement du capitalisme libéral.
Regardez les honneurs — ou les bonus — accordés à ceux qui excellent à ne rien dire (sauf « tout va bien braves gens! »), ne rien voir (« une bulle d’actifs… où ça ? »), ne rien entendre (« arrêter de tirer les cours en prétextant une reprise bidon… qui dénonce cela ? »).
Nous parions que Ben Bernanke possède quelques exemplaires des trois singes de la sagesse… comme Gandhi au siècle dernier.
Mais il s’est produit une sorte de glissement de sens au cours des 50 dernières années. A l’origine, les trois figurines symbolisent le refus de dire du mal — non pas le fait de taire ce que l’on sait être nuisible… le refus de voir le mal partout — non pas le fait de fermer les yeux sur de mauvais agissements… et le refus d’entendre les médisants — non pas le fait de rester sourd aux avertissements justifiés.
Wall Street ne pourra pas se complaire longtemps à voir la paille dans l’oeil du Portugal ou de la Grèce et continuer d’ignorer la poutre qui s’enfonce dans celui de la Californie.
Et pour terminer dans le même registre — tout en faisant le lien avec notre Chronique de jeudi –, nous pourrions ajouter qu’il serait inconséquent de se focaliser sur quelques grains de sable dans l’oeil de Dubaï en occultant les dunes prêtes à recouvrir l’oeil de Pékin… au propre comme au figuré !