Dans l’histoire des impôts improbables, être taxé pour ne pas mourir prématurément fut un jalon important. Onze siècles plus tard, l’idée est bien ancrée.
Refuser de payer l’impôt entraîne souvent des conséquences désagréables, mais rarement autant que celles survenant, dans l’Angleterre de la fin du Xème siècle, de l’omission de payer le Danegeld.
Dès le IXème siècle, les intrusions des Vikings sur les terres anglaises n’étaient pas rares et couronnées de succès variables, allant du butin fructueux au revers cuisant.
Toutefois, en ces dernières années du Xème siècle, le rapport de force est en train de changer. Le pauvre roi d’Angleterre Ethelred II est encore tout jeune, au début de la vingtaine, peu expérimenté, sans grand talent militaire, et bien seul. Les fidèles lieutenants de son grand-père, Alfred le Grand, et de son père, Edgar, qui avaient fait merveille dans les combats des décennies précédentes, sont ou morts ou trop vieux. Pour ajouter à son malheur, il n’a plus face à lui des clans vikings isolés, mais une armée organisée, issue de l’unification des royaumes du Danemark, de Norvège et d’une partie de la Suède par le roi Harald à la Dent bleue. Harald restera un roi populaire en Scandinavie, à tel point que lorsqu’un millier d’années plus tard les ingénieurs suédois d’Ericsson chercheront un nom pour leur système unifiant la communication entre appareils électroniques, ils penseront au surnom du roi unificateur et le baptiseront Bluetooth. Mais revenons dans le temps…
L’issue de la bataille ne fait guère de doute, et en 991, Ethelred subit une défaite cinglante à Maldon, une ville côtière de l’Essex, laissant la voie libre à plusieurs milliers de combattants scandinaves menés par Olaf Tryggvason. Le royaume se prépare à une campagne de pillages.
C’est alors qu’intervient l’archevêque de Canterbury, Sigeric. Il pousse Ethelred à négocier. Partant du principe que les envahisseurs ne souhaitaient pas occuper durablement le territoire, mais ne venaient que pour s’emparer de ses richesses, pourquoi ne pas les leur offrir volontairement, en contrepartie de quoi ils s’abstiendraient d’occire la population et de raser les villes et villages ?
Olaf est loin d’être stupide, et si on lui propose de lui livrer spontanément un butin acceptable, sans qu’il ait à combattre, donc à risquer sa vie et celle de ses hommes, il n’a aucune raison de refuser.
Ethelred se voit donc contraint à lever d’urgence un impôt destiné à payer ce tribut, qui sera connu sous le nom de Danegeld, soit littéralement l’argent des Danois. Il s’agit donc ni plus ni moins que d’un impôt sur le droit de ne pas être tué par les Danois.
La collecte de la somme se fait sur une base simple : on ramasse tout ce qu’on peut ramasser, chaque noble étant prié de collecter au plus vite et au plus efficace ce qu’il pouvait bien trouver dans son fief, et, le cas échéant, de contribuer lui-même de manière substantielle.
Les Danois repartent avec 3,3 tonnes d’argent, une armée intacte et une idée assez précise sur le moyen de se procurer des fonds sans grand risque. Dès 994, Olaf et le nouveau roi du Danemark Sven à la Barbe fourchue, reviennent et remontent la Tamise en direction de Londres.
Avant même qu’ils n’y parviennent, Ethelred paye un nouveau Danegeld, d’un montant sans doute proche du double du premier, puis à nouveau en 1002, et encore en 1007, où la somme payée atteint 13,4 tonnes d’argent. A chaque fois, il suffit aux Danois d’envoyer une flotte, de menacer d’envahir le pays et d’attendre que les cales se remplissent du précieux chargement.
Tant et si bien qu’en 1012 le nouvel archevêque de Canterbury, Alfège, persuade le roi de refuser de payer, et de lever en lieu et place une armée de mercenaires apte à résister aux envahisseurs. Pour ce faire, un nouvel impôt est levé, le Heregeld.
D’un impôt aléatoire à un impôt régulier
Toutefois, à la différence du Danegeld, le Heregeld est assis sur la possession de terres, à un taux déterminé par are possédé, et collecté à périodicité fixe.
Les troupes recrutées grâce au Heregeld ne font cependant pas le poids face à celles du roi Sven. La cathédrale de Canterbury est détruite, la ville pillée, et Alfège tué. Le malheureux Ethelred n’a pas d’autre choix que de repayer son tribut aux Danois, de 17,9 tonnes d’argent cette fois.
En 1016, le fils de Sven, Knud, devient roi, et bien évidemment inaugure son règne en allant se rappeler aux bons souvenirs des Anglais. Il trouve face à lui Edmond II Côte de Fer, fils et successeur d’Ethelred, qui vient de décéder. Edmond est bien décidé à ne pas se laisser tondre sans réagir, mais il est défait à Assundun en octobre 1016. Les deux souverains signent alors une paix durable, se partageant le royaume.
Toutefois, Edmond meurt quelques semaines à peine après le traité, et Knud devient seul roi d’Angleterre. Il choisit alors de considérer son nouveau royaume comme un investissement pérenne, et épouse même la veuve d’Ethelred pour montrer sa volonté de pacifier ses relations avec les Saxons. En 1018, il se sent suffisamment en sécurité pour renvoyer sa flotte au Danemark, à l’exception de 40 navires formant sa garde. La flotte ne part pas les cales vides : une contribution exceptionnelle de 30,8 tonnes d’argent est levée. C’est le dernier Danegeld « originel » versé pour ne pas être pillé ou tué.
On estime que le Danegeld a représenté près de 60 millions de pièces de 1 penny, qui était à l’époque une pièce de 1,5 gramme d’argent pur, soit environ 90 tonnes d’argent pur, à tel point que les archéologues ont retrouvé davantage de pièces anglaises de l’époque en Norvège et au Danemark qu’en Angleterre.
Le terme Danegeld ne disparaît pas pour autant ; il se substitue peu à peu au terme Heregeld, dont il adopte et la finalité, payer l’armée royale, et le mode de perception, proportionnel aux terres.
Parmi les successeurs de Knud, son second fils, Knud III le Hardi, tente en 1041 de combiner les deux taxes, en augmentant brutalement, et de manière exceptionnelle, l’impôt pour payer une flotte danoise qu’il a appelée à venir sécuriser son trône. Cela lui vaut une révolte paysanne, et une grande impopularité. Son successeur, Edouard le Confesseur, dernier fils d’Ethelred, abolit formellement le Heregeld en 1051, bien que de nombreux seigneurs locaux continuent à le percevoir.
Quand Lady Godiva paye de sa personne pour contrer les ardeurs fiscales de Leofric
La disparition du Heregeld est à l’origine de la légende de Lady Godiva. Cette noble, épouse du comte Leofric de Mercie, seigneur de Coventry, reprochait à son mari d’accabler les habitants de la ville d’impôts, et le querellait fréquemment à ce sujet. Lors d’une énième dispute, Leofric lui lança, pensant sans doute clore la discussion par un défi impossible, qu’il supprimerait les taxes quand elle aura traversé la ville nue à cheval. Lady Godiva le prit au mot, et vêtue de sa seule chevelure stratégiquement disposée, parcourut les rues de Coventry sur sa fière monture. Les habitants de la ville, reconnaissants, fermèrent leurs fenêtres et s’abstinrent de profiter du spectacle, à l’exception d’un nommé Tom, qui en devint aveugle (*). Leofric n’eut d’autre choix que de tenir parole, et supprima la taxe.
Lady Godiva, huile sur toile de Jules Lefebvre, 1890, musée de Picardie, Amiens.
Si l’histoire est belle, elle est toutefois fausse. Lady Godiva et Leofric ont bien existé, et le Heregeld fut en effet supprimé à Coventry en 1057, mais aucun document historique ne vient confirmer une quelconque relation de cause à effet. La légende est apocryphe, sa plus ancienne version connue remonte au milieu du XIIIème siècle.
Quant au Danegeld nouvelle version, il est maintenu par Guillaume le Conquérant, principalement pour entretenir son armée et financer les guerres continentales. Ce faisant, il réintroduit une taxation sur base foncière, qui avait disparu d’Europe de l’Ouest depuis l’Empire romain. Ses successeurs en augmentent régulièrement la fréquence, ou le montant, voire les deux, jusqu’en 1130 où le roi Henry Ier promet de le suspendre pour sept ans, promesse renouvelée par le roi Etienne lors de son couronnement. Henry II tente bien de le réactiver en 1155, mais pour une courte durée, et la toute dernière perception du Danegeld eut lieu en 1162, soit tout de même près de cent cinquante ans après le départ de la dernière armée viking.
(*) De là l’origine de l’expression anglaise « peeping Tom » pour désigner un voyeur.
Jean-François Nimsgern
Jean-François Nimsgern est né à Strasbourg en 1971. Spécialisé en droit fiscal et droit des affaires, il vit à Bruxelles. Il partage aujourd’hui sa vie professionnelle entre la direction d’une société de conseil basée à Londres et Dubai, où il s’occupe toujours des questions fiscales internationales, et la co-présidence d’une société de distribution implantée à Bruxelles et dans plusieurs pays d’Europe de l’Est. Il est depuis 2016 le responsable international du Parti Libertarien Français dont les engagements politiques s’articulent autour de la réduction du poids de l’Etat, des normes et de la fiscalité. Il a publié aux éditions Les Belles Lettres L’histoire des impôts improbables dont ce texte est extrait.