Entre la péninsule du Cotentin et le Poitou, le paysage a bien changé depuis les années 1950.
Nous avons débuté hier notre récit de voyage, de l’Irlande vers le Poitou. Après la traversée en ferry, nous sommes partis de Cherbourg, traînant derrière notre voiture un van équestre vers le sud, le long de la même route prise par l’armée américaine pour quitter la péninsule du Cotentin, en 1944. Une route bordée de panneaux indiquant les différents cimetières nationaux, des musées et, pour certains, proposant de revivre l’expérience du débarquement.
Notre ami de longue date Stanley, un charpentier à qui nous faisons appel depuis les années 1960, n’avait aucune envie de revivre cette expérience. Il l’avait vécue en 1944. Alors jeune soldat, il avait débarqué sur Omaha Beach.
« Stanley », lui avons-nous demandé une fois. « Comment c’était ? À quoi tu pensais ? »
« Je ne pensais à rien du tout. Je me suis contenté de courir aussi vite que possible pour traverser cette plage. On était des cibles faciles sur la plage. »
Les Américains et les forces alliées ont débarqué sur les plages de toute la péninsule, Omaha, Utah, Pointe du Hoc, et ont construit un port artificiel à Arromanches. A Sainte-Mère-Église, des parachutistes américains du 505e régiment d’infanterie ont atterri dans le dos des Allemands. Les combattants de la résistance locale avaient laissé des torchères pour les guider, mais une des torches avait enflammé une maison et la lumière du feu avait permis aux Allemands de voir les parachutes atterrir. De nombreux soldats ont été criblés de balles avant même de poser un pied à terre.
Le soldat John Marvin Steele a fait partie des plus chanceux. Son parachute s’est accroché au clocher d’une église. Suspendu au flanc de l’église, il a fait le mort. Il a été rapidement capturé par les Allemands, mais a profité de la confusion pour s’enfuir. Son histoire a inspiré quelques scènes du film Le Jour le plus long.
Aucun des objectifs du débarquement n’avait été atteint au soir du « Jour J ». Mais les troupes alliées ont continué à affluer avec du matériel et elles ont pu se frayer un chemin le long de la péninsule et ont fini par rejoindre les routes de Normandie.
A la recherche du temps perdu
Désormais, il y a des musées partout, y compris un musée consacré aux civils qui ont péri durant la guerre. Il existe aussi un musée sur la tapisserie de Bayeux qui commémore une autre invasion, également à travers la Manche, mais dans la direction opposée. En 1066, Guillaume le Conquérant, duc de Normandie, a traversé le bras de mer et conquis l’Angleterre.
Mais nous n’avons pas eu le temps de nous arrêter pour visiter des musées. Nous avons roulé en direction du sud.
Après la Seconde Guerre mondiale, la France a connu une formidable période de paix et de croissance : les Trente Glorieuses. Tout semblait fonctionner parfaitement. La plomberie intérieure, le chauffage central et l’agriculture mécanisée se sont démocratisés. Le cinéma français, la mode et la technologie étaient admirés et copiés. La France avait même anticipé l’avènement d’internet avec 20 ans d’avance avec son Minitel. La gastronomie française était considérée comme la meilleure au monde.
Warren, un autre ami de longue date, avait été photographe durant la Seconde Guerre mondiale et avait ensuite travaillé pour le magazine LOOK. Il a emménagé à Paris dans les années 1950.
« Ce furent des années merveilleuses », se souvenait-il avec nostalgie bien des années plus tard. « Tout était bon marché. La France était ouverte sur le monde et dynamique… Et la qualité de vie y était sans pareil. »
« Chaque année, nous nous rendions en voiture dans le sud durant la saison estivale. Nous avions une Citroën DS, ces automobiles en forme de coin qui pouvaient perdre une roue et continuer à rouler.
On s’arrêtait dans de bons restaurants en chemin. Cela nous prenait plusieurs jours pour atteindre Nice, mais cela valait le coup.
On pouvait organiser notre itinéraire pour arriver dans les meilleurs restaurants pour le déjeuner ou pour le dîner. On avait le choix, y compris pour les bars et les brasseries. On s’arrêtait pour déjeuner pendant deux heures, on buvait une ou deux bouteilles de vin, un blanc pour commencer, suivi d’un bon vin rouge de Bourgogne ou de Bordeaux pour accompagner la viande et, bien sûr, un petit cognac avec un cigare en guise de digestif. C’était la belle vie. »
Aller dans le sud en voiture était très différent de ce que nous avons fait dimanche dernier. Nous nous sommes rendus dans le Sud, mais sans prendre les petites routes. Nous avons pris les autoroutes et les avons quittées uniquement pour faire le plein ou pour boire un café.
« De nos jours, les gens sont toujours pressés », expliquait Warren. « Ils n’ont plus le temps de prendre les petites routes. Ils ne prennent plus le temps de partager un bon repas. Il faut voyager vite, manger vite. Toujours plus vite. »
Trop tard
En quatre heures, avec le van équestre accroché à la voiture, nous avons traversé une grande partie de la France, de Cherbourg à Tours, puis au sud de la Loire. Nous avons roulé à 110 km/h durant la quasi-totalité du trajet et pratiquement uniquement sur autoroute, en payant des péages pour éviter les feux tricolores.
Ce n’est qu’après avoir quitté l’autoroute et dépassé le magnifique château de Touffou, où le publicitaire britannique David Ogilvy a vécu les dernières années de sa vie, que nous avons vu des traces des Trente Glorieuses. Nous nous sommes retrouvés sur des routes secondaires, traversant des petites villes dont les restaurants, les bars et les stations essence, autrefois véritables lieux de rencontre, sont désormais fermés.
En 1981, François Mitterrand a été élu président. Son gouvernement a nationalisé les grandes industries et a imposé des contrôles et des réglementations qui ont affligé les Français. L’économie a ralenti mais le rythme de la vie a accéléré. Les gens n’avaient plus le temps de prendre les petites routes. Ils ont commencé à prendre les autoroutes, comme nous l’avons fait, pour atteindre au plus vite leur prochaine destination. Ils n’avaient plus le temps, ou l’argent, ou l’envie, de prendre deux heures pour apprécier un bon déjeuner. Les clients réguliers des restaurants sont devenus trop occupés pour prendre le temps d’un repas convivial. La malbouffe a remplacé la gastronomie.
Les petits restaurants de qualité ont commencé à faire faillite. Comme aux Etats-Unis, il est désormais difficile de trouver un bon restaurant en France.
Dans les années 1990, David Ogilvy nous avait invités à dîner. Ce fut peut-être le meilleur publicitaire que la terre ait connu. Nous étions flattés et nous avions envie de le rencontrer. Mais nous étions occupés et nous avons dû repousser le dîner. Lorsque nous étions prêts à le rencontrer, il était trop tard. Nous sommes venus dîner chez lui et avons appris qu’il n’était pas en état de nous recevoir. Sa femme nous a expliqués qu’on lui avait récemment diagnostiqué la maladie d’Alzheimer et qu’il n’avait plus de relations sociales. Quelques mois plus tard, il était mort.
« Tout casse, tout passe », disent les Français. Tout casse et tout disparaît.
1 commentaire
Bonjour,
W. Bonner est mon auteur préféré depuis des lustres. Je suis ravi qu’il revienne en Poitou, où j’habite. Je l’avais rencontré un jour au salon du livre de Montmorillon où il m’avait dédicacé son livre en me qualifiant de « lecteur intelligent ». C’était très flatteur mais j’aimerais beaucoup le rencontrer à nouveau. Comment serait-il possible de la contacter personnellement ? Avec mes remerciements pour toute indication à ce sujet… Alain Le Petit, alias Tania Pétille, écri-vaine.