Aujourd’hui, de nombreux experts prétendent maîtriser les risques avec des outils statistiques mais pratiquent en réalité un charlatanisme mathématisé.
Nous n’aimons pas l’incertitude, nous tentons par tous les moyens de l’écarter, de la dissiper. Pourtant elle fait partie intégrante de notre condition humaine. Et il arrive que certains hommes surestiment leur capacité à interpréter le réel, à anticiper le futur et à en maîtriser les risques. Qui sont-ils ? Ce sont les planificateurs : prévisionnistes économiques, universitaires, régulateurs, faiseurs d’opinion. Bref, ce sont les « experts ».
Dans ses livres, Nassim Nicholas Taleb, philosophe et ancien trader, remet en cause les illusions confortables de ceux qui « savent ». Certains biais cognitifs les poussent à accorder trop de validité à leurs intuitions. Par ailleurs, les statistiques ne sont toujours pas pertinentes pour prendre une décision, notamment dans le domaine de la finance. Enfin, les experts ne « jouent pas leur peau », ils ne subissent pas les conséquences négatives de leurs décisions ou de leurs conseils.
Selon Taleb, l’esprit humain souffre de trois maux :
- L’illusion de comprendre ou de savoir, dans un monde complexe et aléatoire.
- La déformation rétrospective, ou comment notre cerveau trouve des raisons logiques pour expliquer les choses rationnellement après qu’elles se soient produites. Par exemple, la chute de Lehman Brothers. Des commentateurs expliquaient après coup que sa faillite était inéluctable. On théorise facilement le passé mais on est incapable de prévoir l’avenir.
- La surestimation des informations factuelles en provenance des figures d’autorité et des personnes instruites (ce sont les « experts »).
Faut-il supprimer les prix Nobel d’économie ?
Plus la finance est mathématisée, plus elle inspire confiance. Mais selon Taleb, tous les modèles théoriques censés prédire l’avenir sont faux. Ce sont des instruments supposés scientifiques mais qui aveuglent plus qu’ils n’éclairent. Pourquoi ? La philosophie nous apprend que l’avenir est fondamentalement imprévisible. C’est pourquoi la statistique financière n’est pas une science, c’est du charlatanisme.
En effet, les économistes commencent par se représenter l’économie de marché comme un système de concurrence pure et parfaite. Puis ils appliquent des méthodes d’ingénierie mathématique aux risques des marchés.
Mais cette représentation fictive ne correspond pas à la condition humaine, caractérisée au contraire par l’incertitude et l’imperfection. La science économique en sort discréditée car elle apparait déconnectée de la réalité concrète. De plus les économistes sont aveuglés par leurs modèles théoriques et sous-estiment les risques à faible probabilité.
Or les méthodes mathématiques de calcul des risques dominent les comités de gestion de risque des grandes banques. Ils sont convaincus de la pertinence de leur modèle.
La crise financière de 2008, dite du crédit « subprime« , en est 1’exemple le plus parlant. Fannie Mae et Freddie Mac sont des institutions de prêts hypothécaires soutenues par le gouvernement américain et employant de nombreux experts de la gestion du risque.
Mais il y a un risque qu’ils n’ont jamais pris en compte, parce qu’il était faible : la baisse du prix des maisons. Or en quelques jours, ce qui n’avait que 0,5% ou 1% de chances de survenir s’est produit.
Le problème est que le risque n’est pas seulement une affaire de probabilités mathématiques, c’est aussi une affaire d’expérience humaine et historique. Taleb reconnaît qu’il est difficile de faire comprendre à des intellectuels la supériorité intellectuelle de la pratique.
Les cygnes noirs
Ni la chute du mur de Berlin en 1989, ni l’apparition d’Internet, ni le 11 septembre 2001 n’ont été prévus par les experts. Ce sont des « cygnes noirs », dit Taleb (en référence à la croyance selon laquelle tous les cygnes étaient blancs, jusqu’à la découverte de l’Australie).
Les cygnes noirs sont des événements :
1° hautement improbables, aléatoires et donc inattendus
2° qui ont des conséquences énormes, positives ou négatives
3° que l’on cherche toujours à justifier rationnellement A posteriori
La plupart des investisseurs sous-estiment la survenance possible d’un cygne noir. Ils expliquent systématiquement ce qui est déjà arrivé mais ne peuvent concevoir ce qui n’existe pas encore. Le bon investisseur est celui qui se prépare à ces événements très rares et pourtant d’une ampleur considérable.
« Le vrai ou le faux n’a pas d’importance, écrit Taleb, car c’est de la croyance. Ce qui est réellement important ce sont les conséquences du vrai et du faux.«
Il prend comme exemple ses collègues de trading, qui empruntaient pour acheter des titres tout en disant : « il n’y a qu’une chance sur un million que la valeur de ce que j’achète s’effondre ». En théorie oui, la probabilité semble faible. Mais en cas d’erreur, la conséquence est dramatique, c’est la faillite immédiate. Mieux vaut anticiper les événements les plus improbables et donc une ruine toujours possible.
Comment survivre à l’incertitude
Le problème du cygne noir est le suivant : il est impossible de calculer les risques d’événements rares et de prévoir leur apparition. En revanche, explique Taleb, nous pouvons mesurer la fragilité d’un système, c’est-à-dire sa sensibilité aux dommages causés par ces événements. Il est beaucoup plus facile de savoir si quelque chose est fragile que de prévoir un événement qui pourrait causer des dommages.
Ainsi, vous êtes fragile si votre sensibilité aux cygnes noirs est maximale. Par exemple, si vous n’avez pas conscience de l’incertitude du monde, si vous êtes aveuglé par vos modèles de prévision.
Au contraire, vous êtes « antifragile » si vous êtes capables de vous améliorer au contact des chocs, du désordre, de l’incertitude. Ce qui est résistant ou « robuste » supporte les chocs et ne change pas ; ce qui est « antifragile » s’améliore.
Certaines choses se renforcent au contact des chocs et du stress : notre corps (à dose modérée), notre concentration et notre psychisme. Il existe même des contrats financiers antifragiles : ils sont explicitement conçus pour bénéficier de la volatilité des marchés.
Sur le plan politique, des organisations décentralisées résisteront mieux que des Etats hypercentralisés et bureaucratisés. La Suisse est un exemple de la façon dont fonctionne une société antifragile. Son système fédéral, décentralisé, lui permet de mieux s’adapter aux besoins des citoyens.
Sur le plan monétaire, Bitcoin est antifragile car il est également décentralisé et sa technologie s’améliore constamment au fil du temps.
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Un modèle d’antifragilité : l’entrepreneur
Si la société moderne veut progresser, dit Taleb, nous devrions honorer les entrepreneurs comme des preneurs de risques, avec autant de respect que nous le faisons pour les soldats. Tout comme il n’y a pas de soldat raté (même mort au combat), il n’y a pas d’entrepreneur raté (même ruiné). Ce sont des héros qui prennent parfois des risques suicidaires pour la survie de l’économie.
Voici trois recommandations de Nassim Taleb :
- Méfiez-vous des plans, surtout produits par des fonctionnaires ou de grosses corporations. Les régulateurs, avec leurs pseudo-mathématiques financières, croient qu’ils vont nous protéger du risque et de l’incertitude. Ne sont-ils pas eux aussi des charlatans ?
- Ignorez ceux qui font des prédictions. Leur travail est futile, ne perdez pas d’énergie à les écouter.
- Faites plutôt confiance aux entrepreneurs, à ceux qui ont la pratique du risque et de l’incertitude. Ils ne mentent pas car ils « jouent leur peau ».
En conclusion : comme un entrepreneur, pratiquez la prise de risques, les essais et erreurs, sans honte d’échouer et de recommencer. Vous deviendrez antifragile.
A lire :
Nassim Nicholas Taleb, Le Cygne noir, La puissance de l’imprévisible, (Les Belles Lettres, 2012). Antifragile, les bienfaits du désordre (Les Belles Lettres, 2013). Jouer sa peau. Asymétries cachées dans la vie quotidienne(Les Belles Lettres, 2017).
3 commentaires
Damien Theillier, tout est dit dans votre première phrase:
« Aujourd’hui, de nombreux experts prétendent maîtriser les risques avec des outils statistiques mais pratiquent en réalité un charlatanisme mathématisé. »
C’est tout à fait cela!
Le prix Nobel en économie n’auait jamais dû exister. C’était d’ailleurs le voeu d’Alfred Nobel Nobel lui-même, mort dans la solitude après s’être enrichi sur la mort de millions de morts lors de la guerre de Sécession et du 1er conflit mondial grâce à la dynamite qui n’était nullement son invention mais celle de son collaborateur… mort lors d’une expérience explosive.
Dans son dernier testament, rédigé le 27 novembre 1895 — au Cercle suédois et norvégien de Paris, 242, rue de Rivoli, dans des locaux où son bureau est toujours conservé — Alfred Nobel demande que soit créée une institution qui se chargera de récompenser chaque année des personnes qui auront rendu de grands services à l’humanité, permettant une amélioration ou un progrès considérable dans le domaine des savoirs et de la culture dans cinq disciplines différentes: paix ou diplomatie, littérature, chimie, physiologie ou médecine et physique. Bref, une belle façon de se dédouaner de sa richesse sur la mort des autres. Le prix Nobel pour l’économie n’était pas dans ses intentions car l’économie n’est pas une science exacte mais une science émotionnelle au même titre qu’il n’existe pas de prix Nobel en Musique.
Pour l’économie, c’est la banque de Suède qui a réussi à obtenir en 1969 l’autorisation de la fondation Nobel de créer un prix décerné au même moment. Il s’appelle le prix de la banque de Suède en sciences économiques en mémoire d’Alfred Nobel. Ce qui par un raccourci qu’aiment les journalistes, non démentis par les lauréats a été qualifié de prix Nobel d’économie. C’est plus chic… donc plus snob!
Toutes les mathématiques qu’utilisent l’économie n’ont jamais été inventées par des économistes trop ignorant pour cela mais par des mathématiciens férus de probabilités et à des années lumières de l’économie de marché. Les économistes se réfugient dans ces algorithme pour lustrer leur aura qui n’est que pâlichonne, tellement pâle qu’elle se casse la gueule régulièrement et personne ne guillotine ou ne fait de procès à tous ces charlatans de banquiers et spéculateurs dits « économistes ».
Pour la bonne raison,qu’ils ont le pouvoir,ou fricotent avec.
Merci Amora pour ce complément très pertinent à mon article ! Je valide tout.