▪ Les marchés ont fêté Thanksgiving calmement. Les Américains — distraits par les amis et la famille — avaient mieux à faire que paniquer.
Nous avons fêté ça dans la propriété familiale. En plus de Thanksgiving elle-même, nous avions une réunion de famille et le baptême d’un petit-fils.
Ces trois événements ont attiré notre attention sur l’histoire familiale et la manière dont la culture du sud du Maryland a évolué ces 50 dernières années. Peut-on en tirer des parallèles pour d’autres endroits du pays ? Est-ce significatif ou important ? Nous n’en savons rien. Mais nous allons quand même vous raconter ce qui s’est passé.
A la réunion de famille, chacun avait amené de vieilles photos pour tenter d’identifier les personnes y figurant. Nombre d’entre elles étaient presque centenaires. Les photos brunies, piquées, montraient des gens prenant des poses romantiques — sur une plage vide balayée par le vent… un couple devant une Ford Model A, vêtu à la Bonnie & Clyde. Une autre montrait un oncle dans le Wyoming en 1928 — en tenue de cow-boy. Une autre encore montrait une famille sur le gazon… cinq enfants blonds, le père en noeud papillon et la mère en longue robe de dentelle. Personne ne souriait. Il y avait des chevaux de labour. Et des tracteurs. Des granges.
"C’est l’oncle Edward", a dit un cousin.
"Non, c’est l’oncle Hal", a dit un autre.
"Je n’arrive pas à décider… on dirait une femme… N’est-ce pas tante Ellen ?"
"Demandons à Anne".
Anne est la mère de votre correspondant. A 94 ans, c’est la plus âgée de la famille. Nous comptons sur elle pour se souvenir de tout.
"Voyons voir", a-t-elle dit, étudiant les vieilles photos. "Ca, c’est bien oncle Hal. Mais je ne sais pas qui est à gauche".
Disparu de l’histoire familiale ; effacé par le temps et l’indifférence |
▪ Disparu !
Si elle ne le savait pas, personne ne le saurait. Le pauvre homme était perdu. Disparu de l’histoire familiale ; effacé par le temps et l’indifférence. Nous avons espéré qu’il ne nous était pas apparenté — et que sa propre famille se souvenait de lui lors de ses réunions à elles.
"Regardez Frank", continua notre mère. "Il était si bel homme".
Ils avaient tous belle allure. Nous n’avions jamais connu ces gens qu’âgés, dans les années 50. Mais là, ils avaient été capturés sur la pellicule 20 ou 30 ans avant notre naissance. Ils étaient beaux. Jeunes. Pleins de vie.
"La vie est pleine de surprises", a continué la matriarche. "On ne sait jamais comment les choses vont tourner. Je suis étonnée d’être encore en vie. Certains de ceux que nous avons sous les yeux ont eu des vies exceptionnelles. Et d’autres — dont certains qui semblaient avoir tout pour eux — ont vécu de manière très triste".
"On ne peut rien prédire. J’ai eu tant de chance, de tant de manières. Je ne comprends pas pourquoi autant de bonnes choses me sont arrivées"…
"Ces gens étaient tous mes amis et parents. Ils étaient tous tellement plus intelligents que moi. Et bien plus à l’aise dans le monde. J’étais très timide… douloureusement timide. Mais ils étaient très gentils, ils essayaient toujours de m’inclure".
"C’était la belle époque !"
▪ Patin à glace et baignades
La Baie de Chesapeake était une région agricole, à l’époque. On était soit pêcheur soit fermier. Il n’y avait pas grand’chose d’autre à faire. De sorte que le rythme de la vie n’avait que deux temps — soit la culture, qui signifiait presque toujours le tabac… soit la baie elle-même, en majeure partie l’ostréiculture. Il n’y avait pas de banlieues. Pas d’employés de bureaux. Pas de marketeurs. Pas de spécialistes en communication. Pas de consultants en technologies de l’information. Et pas d’inconnus.
"Tout le monde connaissait tout le monde. Et si l’on ne connaissait pas une personne directement, on avait entendu parler d’elle… parce qu’on savait de quelle famille elle venait ou à quelle église elle allait… si elle travaillait dans le tabac ou dans les huîtres. Il n’y avait pas grand’chose d’autre à savoir."
"Mais on s’amusait tellement ! En été, on allait à Fairhaven [une petite communauté sur la baie], pour nager. La baie était propre… ou du moins, c’est ce qu’on pensait. Et il n’y avait personne sur la plage. Jules [le frère de notre mère] conduisait la Packard de Papa. C’était un cabriolet. Quel plaisir de rouler sur la route de gravier menant à cette plage magnifique. Nous y passions toute la journée, après quoi nous allions dîner chez tante Lillian, tante Susan ou tante Sophie. Il y avait toujours des tomates et des épis de maïs — provenant directement du jardin. Et elles trouvaient toujours le temps de faire un gâteau, avec le beurre de leurs propres vaches."
"Ou bien, en hiver, nous faisions du patin sur la West River. Nous descendions jusqu’à Ivy Neck et nous allumions un feu sur le rivage. Nous jouions au hockey sur la glace jusqu’à ce que la lune se lève — et si elle était assez brillante, nous continuions à jouer jusqu’à être épuisés".
Nous n’avions pas la moindre idée de ce qui se passait dans le reste du monde… et nous ne nous en souciions pas |
"Bien entendu, la baie ne gèle plus comme avant. Il faut aussi se rappeler que c’était avant la Deuxième guerre mondiale. Nous n’avions pas la moindre idée de ce qui se passait dans le reste du monde… et nous ne nous en souciions pas. Nous nous intéressions uniquement à notre monde — qui était sûr. Nous étions tous heureux. C’était très différent à l’époque. Ce doit être difficile à imaginer, pour vous. Aujourd’hui, tout le monde s’inquiète de ce qui se passe de l’autre côté de la planète. Et tout le monde a des soucis d’argent. Je ne sais pas pourquoi, mais nous n’avions pas beaucoup d’argent — et nous ne nous en inquiétions pas non plus".
"J’avais quelques années de moins que tous les autres. Désormais, ils ne sont plus là. Je suis heureuse d’être en vie, bien entendu… et d’être toujours avec la famille. Mais parfois, ils me manquent tellement, tous, que j’ai du mal à le supporter".
"Vous voyez, je les aimais… Comme je vous aime. Je voudrais les revoir, tous. Je les connaissais. Ils me connaissaient. Nous étions amis. Nous étions parents".
"Aujourd’hui, j’ai l’impression que tout le monde est étranger".
4 commentaires
Bonjour,
Ha, enfin ! on tient un parent :
Si Anne du haut de ses 94 ans, aidée par ceux qui restent de sa génération, pouvait se lever et mettre une rouste à leurs enfants qui nous lèguent ce monde.
Ça ne changera rien, mais ça me soulagerai.
Merci.
Merci Bikk, votre chronique humaine, familiale, chaleureuse fait chaud au coeur.
Ma belle-mère a 101 ans et je ne m’intéresse plus (en dehors de mes placements boursiers et d’une poignée d’associations culturelles) qu’à l’organisation de réunions de famille où génération après génération nous sommes de plus en plus nombreux mais qui regroupents des parents, des enfants, des petits-enfants, des arrière petits-enfants qui sont hélas de moins en moins heureux.
Merci pour cette chronique.
Au plaisir de continuer à vous lire longtemps.
Parabéns para esta historia.
Merci de partager ces souvenirs d’enfance.
La joie de vivre tout simplement, avec goût, en harmonie, en famille et dans la nature.
J’espère que vous écrivez déjà la suite, c’est avec un grand plaisir que je lirai ce que vous en ferez partager sur Agora et que je raconterai à mes petits enfants. En attendant votre autobiographie !
Un regret cependant celui de ne pouvoir « tranférer » tout de suite cette belle plongée dans votre passé. Elle est stimulante pour l’évocation de mes propres souvenirs.