Peut-on lutter contre les bulles financières sans réduire l’efficience des marchés financiers ?
Dans notre précédent article, nous avons vu que les bulles se formaient pour deux raisons : la trop abondante liquidité banque centrale et la cupidité des institutions.
Le troisième facteur de la formation de bulles financières tient aux normes prudentielles et comptables trop procycliques, et pas assez préventives. Alors certes, il est normal que ces normes soient « universelles » et applicables uniformément, mais il est bien connu que celles-ci amplifient les mouvements de marché.
On a observé depuis de nombreuses années que les prix de marché de certains actifs pouvaient donner des mauvais signaux en étant largement surévalués. Il faut donc réduire l’effet déstabilisant des variations du prix de ces actifs (qui sont souvent prétendus liquides et risquent de devenir illiquides en périodes de stress sur les marchés financiers). C’est la raison pour laquelle ces actifs détenus par des banques et souvent destinés à être conservés dans les portefeuilles à long terme (en tout cas en justifiant très objectivement cette intention de gestion) ne devraient pas être comptabilisés dans certaines catégories IFRS (classement en juste valeur qui impacte positivement ou négativement le compte de résultat des banques).
La procyclicité n’est pas le seul fait des normes comptables ; elle s’explique aussi par les effets pervers des évolutions réglementaires. Venant après des années de laxisme et de sous-estimation des effets de levier des bilans bancaires, le durcissement de la réglementation bancaire durant la décennie 2010 a réussi à prévenir les risques de crise systémique, mais a créé de nouveaux risques de crises financières.
Ainsi, le ratio de liquidité à court terme, le LCR (liquidity coverage ratio), qui mesure la capacité d’un établissement à survivre à une période de stress intense, renforce la surpondération en titres d’Etat dans les portefeuilles des banques. Ceux-ci bénéficient d’un traitement privilégié dans la constitution d’une réserve d’actifs dits liquides. De même, l’exigence de ratios de solvabilité plus élevés a conduit les banques à disposer de capitaux/fonds propres de plus en plus importants (numérateur du ratio de solvabilité) et à prendre des risques considérés peut-être à tort comme très faibles (car pondérés à zéro dans le dénominateur du ratio de solvabilité), en continuant à acheter de la dette publique surévaluée.
Mais si les normes comptables IFRS et la réglementation prudentielle ne peuvent atténuer cette procyclicité, et donc l’amplification des variations des prix des actifs dans un sens ou dans un autre, alors il faudra en appeler à la banque centrale. Cette fois-ci, non pas pour exiger baisses de taux et injections de liquidité, mais pour une cause beaucoup plus structurante.
Il faudrait, par exemple, que sur certaines classes d’actifs et certains instruments, des zones de prix « dangereuses » soient définies. Pas facile de demander à une banque centrale de lutter contre des surévaluations ou sous-évaluations d’actifs financiers, puisque celle-ci n’est pas omnisciente. Mais une banque centrale a un avantage énorme par rapport aux investisseurs, traders et autres intervenants sur les marchés : sa capacité à intégrer des objectifs de niveau de prix des actifs dans la définition de sa politique monétaire. En achetant des actifs qu’elle juge sous-évalués, ou en vendant des actifs qu’elle juge surévalués, elle améliorerait considérablement son contrôle de la liquidité bancaire et lutterait efficacement contre l’inflation au sens large, et contre les bulles d’actifs financiers.
Peut-on lutter contre les bulles financières sans réduire l’efficience des marchés financiers ?
La question a son importance, car il serait totalement contreproductif de supprimer les marchés financiers avec leurs spéculateurs et leurs arbitragistes, sous prétexte que des bulles dangereuses existent. A quoi servirait-il de casser le thermomètre pour soigner un malade ?
Certes, certains intervenants des marchés prennent des positions spéculatives qui ne sont pas liées aux fondamentaux et qui déstabilisent les prix de marché – ce qui est lié à la fois aux conditions macroéconomiques (excès de liquidité) et réglementaires (insuffisance des exigences de fonds propres sur les positions purement spéculatives).
Mais ne perdons pas de vue qu’en prenant position, les spéculateurs apportent de la liquidité au marché. Ils sont les vendeurs des investisseurs qui veulent acheter, les acheteurs de ceux qui veulent vendre ; ils sont la contrepartie des acteurs qui mettent en place des opérations de couverture. Même si leur objectif reste court-termiste, ils créent une liquidité indispensable au fonctionnement des marchés. Interdire la spéculation reviendrait à supprimer l’existence du marché, et donc à supprimer toute couverture possible pour les agents économiques privés.
De même, les inefficiences de valorisations de certains actifs peuvent être corrigées par des spécialistes de l’arbitrage. Ceux-ci seraient alors présents pour acheter ce qui est sous-évalué et vendre ce qui est surévalué. Pas toujours, il est vrai, puisque certaines inefficiences dans le prix de certains actifs ne se corrigent pas si vite, voire pas du tout, et les arbitragistes qui se sont obstinés à vouloir corriger ces anomalies de pricing ont payé suffisamment cher pour le savoir. Il y a en effet des facteurs réglementaires, comptables, d’aversion au risque – voire de flux de capitaux – qui empêchent les fondamentaux d’avoir raison, et donc la valeur de certains actifs d’être à leur juste prix.