▪ Le masque de béatitude boursière est soudain tombé vendredi. L’argument d’une hausse de Wall Street justifiée par la « reprise » apparaît soudain pour ce qu’il est : une imposture.
La rupture de tendance à la baisse s’est matérialisée jeudi après-midi. Un trou d’air de -5% sur les indices américains en 72 heures, sur fond d’alerte au krach : c’est le genre d’événement qui justifie le renforcement des stratégies offensives mises en place autour de Noël puis les 11 et 12 janvier (lorsque l’Euro-Stoxx fit une brève incursion vers 3 040 points) et enfin le 22 janvier.
Comme je l’ai souvent indiqué sur notre audiotel, la question n’est pas de savoir pourquoi Barack Obama passe à l’offensive contre les banquiers de Wall Street (les banques régionales ou les établissements comme Wells Fargo ne sont pas concernés). Non, la question est bien de savoir pourquoi il ne l’a pas fait avant — dès que le montant des provisions pour paiement des bonus de Goldman Sachs fut connu au début de l’été, par exemple.
Le président américain a réagi à ce qu’il a probablement interprété comme une trahison de certains milieux d’affaires. Personne ne doute que Scott Brown, le playboy républicain qui s’est emparé du fief démocrate du Massachusetts, a été activement soutenu par de gros intérêts financiers faisant la pluie et le beau temps à Wall Street. Brown a fait campagne contre le projet de réforme du système de santé — c’est de notoriété publique. Mais il aussi joué sur la corde sensible des promesses de changement non tenues par le président depuis son investiture, il y a très exactement un an.
Sauf que… qui a systématiquement torpillé toutes les discussions visant à mieux réglementer le système financier américain et international (tant au niveau du Congrès américain que du G20) suite au krach de l’automne 2008 ?
Comment toutes les bonnes résolutions des sommets de Londres et de Washington concernant la transparence, les bonnes pratiques et la maîtrise du risque ont-elles pu rester lettre morte ? Nous n’avons relevé concrètement que quelques vagues menaces de sanctions symboliques frappant les évadés fiscaux — des particuliers, jamais les « gros poissons » — dont les noms pourraient être transmis par UBS. Cependant, un tribunal helvète vient de bloquer soudainement cette procédure suite au chantage exercé par le fisc américain.
▪ Barack Obama n’a pas mâché pas ses mots jeudi soir. Il a dénoncé les groupes de pression qui oeuvrent presque au grand jour depuis des décennies — aussi bien auprès des membres du Congrès US que des conseillers du président.
Les lobbys de l’armement et du pétrole avaient leur rond de serviette sur la colline du Capitole et à la Maison Blanche ; nul ne l’ignore plus depuis septembre 2001 (ou même avant). Ce sont les groupes bancaires qui ont pris le relais après l’enlisement militaire en Irak. Ils se sont ainsi offert une puissance économique équivalente à celle de la Fed avec l’explosion de l’activité de titrisation.
Ils avaient mis la main sur la plupart des manettes du pouvoir : Paulson était l’un des leurs, Timothy Geithner un de leurs obligés en tant que patron de la Fed de New York. Tout cela au moment où il a fallu traiter leur propre déconfiture… à leur profit exclusif et au détriment des contribuables. Mais aussi de Richard Fuld, le « mouton noir » du cercle des très riches et très puissants, et qui avait, selon nombre de commentateurs, la « tête et l’attitude arrogante du vrai méchant « .
Rien à voir avec la petite bouille ronde et gentiment souriante de Lloyd Blankfein qui se contente très modestement « d’accomplir l’oeuvre de Dieu ». Admettez que s’il exécute avec zèle les directives du Très-Haut… qui pourrait faire grief à Goldman Sachs de bien faire son métier et d’offrir les meilleurs services à ses clients ? N’oublions pas que le premier d’entre eux est naturellement la banque elle-même, surnommée par ses détracteurs la « pieuvre-vampire » ou « gouvernement Sachs ».
En Europe, les échos du débat sur l’utilité sociale de Goldman Sachs (mais aussi de certains de ses concurrents qui ont transformé leurs activités spéculatives en corne d’abondance) nous parviennent très assourdis.
▪ Goldman Sachs tente en retour d’atténuer l’opprobre qui salue la distribution des bonus les plus « obscènes » (ce qualificatif vient de Barack Obama lui-même) de l’histoire de la finance. Pour ce faire, il met de côté quelques miettes (500 millions de dollars, qui seront vite compensés par une nouvelle astuce fiscale) au profit des PME. Il décale également le paiement de certaines primes trop voyantes — elles seront versées discrètement lorsque l’opinion publique aura commencé à se désintéresser du sujet.
Barack Obama s’attaque à un adversaire redoutable. Ce dernier dispose — malgré des montagnes de créances douteuses dormant dans le sous-sol et les armoires à double fond de ses bilans — d’une force de frappe financière colossale et d’un pouvoir d’influence qui s’est encore amplifié avec la crise systémique de 2007/2008.
Le président a tenté de rassurer — en vain — Wall Street vendredi en faisant savoir qu’il avait « pleinement confiance dans ce que le président Bernanke a fait pour empêcher l’économie de sombrer ».
Voilà une tournure fort habile. En effet, il ne mentionne que son action pendant et après la crise. Il ne parle pas de la politique que Bernanke avait menée depuis janvier 2006, dans la continuité de son mentor Alan Greenspan… et qui a été caractérisée par un laisser-faire absolu et une cécité (à moins qu’il ne s’agisse d’un parti pris de dissimulation) totale sur l’effondrement du château de cartes financier.
Et c’est justement sur son action durant l’avant-crise que de nombreux membres du Congrès US — démocrates comme républicains — se fondent pour refuser sa reconduction à la tête de la Fed.
Le sénateur Russ Feingold estime que « sous le mandat de Ben Bernanke, la Réserve fédérale a laissé se développer des activités financières scandaleusement irresponsables qui ont mené à la pire crise financière depuis 1929 ».
En cas — très improbable — de succès des opposants à « Helicopter Ben », Wall Street se retrouverait au supplice. Se retrouver privé de son meilleur allié serait une terrible épreuve ; l’un des noms donnés favoris (notamment par la chaîne CNBC) pour lui succéder serait Donald Kohn, l’actuel vice-président de la Fed.
▪ Difficile de déterminer si Wall Street prend cette menace vraiment au sérieux. On pourrait toutefois le croire à la lecture des pertes affichées en clôture vendredi : de -2,2% pour le S&P à -2,7% pour le Nasdaq.
Avec une chute globale de 4% en quatre séances, le Dow Jones et le Nasdaq enregistrent la pire performance boursière hebdomadaire depuis la semaine du 26 au 30 octobre 2009. La pression baissière débouche sur la cassure de nombreux supports majeurs, dans des volumes soudain supérieurs de 50% à la moyenne du mois de janvier. De lourds dégagements ont affecté pratiquement tous les secteurs de la cote, sauf les valeurs défensives (notamment les biens de consommation non durables).
Heureusement que Wall Street était dans de meilleures dispositions lorsque les places européennes ont clôturé (sur un repli moyen de 1% tout de même)… Mais la séance de lundi promet d’être intéressante !
A Paris (-1,10%, tous indices confondus), quelques rachats de short sur les valeurs bancaires (c’était très net au cours du dernier quart d’heure) ont permis de limiter la casse. Une heure plus tôt, le CAC 40 perdait en effet 1,85% et inscrivait un plancher à 3 786 points, son plus bas niveau depuis le 18 décembre dernier. Tous les gains des quatre dernières semaines ont été effacés en moins de 8 jours… mais les actions avaient littéralement grimpé dans le vide fin décembre/début janvier.
La semaine avait fort heureusement débuté par une hausse de 1,4% — car l’indice CAC 40 (qui terminait à 3 820,7 points) vient de reperdre 5% en ligne droite depuis le test des 4 020 points mardi après-midi. Cela représente un repli de 3,6% en hebdomadaire, le plus important depuis la semaine du 30 octobre 2009.
▪ Les investisseurs manifestent clairement une aversion au risque. Elle se traduit par le débouclement des positions spéculatives en carry trade euro/dollar et une forte hausse du VIX. Ce dernier s’est envolé de 22,5 vers 28 en quelques heures — soit +50% sur l’ensemble de la semaine… Nous le pressentions d’ailleurs depuis 10 jours, ce qui nous avait amené à renforcer les positions offensives à la baisse sur le Téléphone Rouge.
Un autre élément étayait notre anticipation baissière : après une impressionnante dégringolade de six séances d’affilée (jusque sur 1,4029), la monnaie unique européenne s’offrait un léger rebond vendredi soir. Elle enregistrait 0,5% à 1,4125 $, tout en perdant encore 1,60% sur les cinq derniers jours et plus de 3% depuis le 10 janvier.
Autre signe trahissant les doutes pesant sur la vigueur de la croissance dans les pays occidentaux : le baril de pétrole rechutait vendredi soir vers 74 $. Il perdait 2,5% sur la journée, mais également 5% sur la semaine ; cela valide le scénario d’une fausse sortie haussière au-delà des 81,30 $ les 6 et 7 janvier dernier.
▪ Mais qui a jamais cru que l’alibi de la croissance justifiait le niveau actuel des cours de Bourse ? Certainement pas l’élite du parti communiste chinois, qui est la première à reconnaître que l’envolée de la Bourse et l’explosion de l’activité immobilière sont des bulles découlant directement de l’excès de crédit.
Nous faisons le pari que si Ben Bernanke dirigeait la Banque centrale chinoise — lui qui affirme en toutes circonstances ne jamais constater le gonflement de la moindre bulle –, le premier secrétaire du parti et président de la République populaire de Chine, M. Hu Jintao, le féliciterait chaleureusement « pour son action d’AVANT l’apparition d’un risque de crise »… ce qui signifierait un vote unanime contre le renouvellement de son mandat à la fin du mois.