L’actionnariat salarié, comme la participation et l’intéressement, a bonne presse. Ces dispositifs sont, en effet, censés augmenter d’une part la rémunération des collaborateurs et, d’autre part leur motivation, puisqu’ils se trouvent associés à la réussite de l’entreprise.
Dans notre note du 28 septembre 2020, nous montrions comment la participation et l’intéressement, qui bénéficient de dispositions fiscales avantageuses au regard d’autres placements, sont hautement contestables dans le sens où ils prétendent contribuer au partage de la valeur dans les entreprises alors que les salariés sont déjà les premiers bénéficiaires de la richesse créée par les entreprises.
L’actionnariat salarié va plus loin encore que la participation et l’intéressement puisqu’il permet, selon les propres termes de ses zélateurs, d’aligner les intérêts des salariés, des actionnaires et des dirigeants de l’entreprise.
Nous vous proposons de revenir ci-dessous sur les avantages de l’actionnariat salarié, mais aussi sur ses critiques. Avant cela, cependant, tentons de comprendre comment ça marche et jetons un œil sur sa réalité.
La France est championne d’Europe de l’actionnariat salarié
Une place sur la plus haute marche du podium, c’est suffisamment rare pour être souligné ! La France est le pays d’Europe où l’actionnariat salarié est le plus développé. Les entreprises françaises aiment l’actionnariat salarié puisque plus de 80% de celles qui sont cotées utilisent ce dispositif.
Il est probable que le chemin tortueux que suit la Bourse depuis le début de l’année 2020 ne favorise pas les opérations d’actionnariat salarié. Toutefois, en 2019, 26 entreprises cotées ont procédé à des augmentations de capital réservées à leurs salariés, pour un montant total de 3,40 Mds€. Au cours des 10 dernières années, plus de la moitié des entreprises du SBF 120 ont fait de même.
Plus de trois millions de personnes sont, en France, actionnaires de leur entreprise. Au Royaume-Uni, elles sont moins de deux millions et un peu plus de 700 000 en Allemagne. En Europe, près de 21% des salariés sont actionnaires de leur entreprise cotée ; en France, la proportion atteint 36,5% et même 43% dans le SBF 120 et 48% dans le CAC 40.
Dans certaines entreprises, les chiffres peuvent être plus importants encore : par exemple, 67% des salariés de l’entreprise de transport et logistique Stef en sont actionnaires.
Selon l’enquête d’Eres de 2019, un actionnaire salarié du SBF 120 détient, en moyenne, pour 36 500 € d’actions de son entreprise.
Au total, les salariés des groupes français détiennent 3,81% du capital de leurs entreprises respectives. C’est 2,5 fois plus qu’au Royaume-Uni ou quatre fois plus qu’en Allemagne.
Des avantages financiers pour les salariés comme pour les entreprises
Si l’actionnariat salarié se porte si bien dans notre pays, c’est qu’il bénéficie d’avantages non négligeables qui profitent autant aux salariés qu’aux entreprises.
Faute de dispositions aussi favorables dans les autres pays, les opérations d’actionnariat salarié lancées par les entreprises françaises à l’étranger n’ont jamais autant de succès qu’en France. Alors quelles sont ces dispositions si avantageuses ?
Mentionnons pour l’évacuer, car notre propos ne s’y intéressera pas, l’actionnariat dit « managérial » qui ne concerne que tout ou partie du management de l’entreprise. Nous nous intéressons ici à l’actionnariat dit « collectif » qui concerne tous les salariés, ceux-ci restant bien sûr libres d’y participer ou non, à travers un plan d’épargne entreprise (PEE).
Il existe deux modalités principales permettant aux salariés de devenir actionnaires de leur entreprise :
1. Souscrire aux augmentations de capital réservées aux salariés
L’assemblée générale des actionnaires peut décider d’une augmentation de capital réservée aux salariés de l’entreprise.
Pour souscrire, les salariés peuvent effectuer des versements dans leur PEE ou utiliser les sommes issues de la participation et de l’intéressement. Les actions subissent généralement une décote qui peut aller jusqu’à 30% (et même 40% si la durée d’indisponibilité des titres est d’au moins dix ans). Par ailleurs, l’entreprise peut abonder les versements des salariés (dans la limite de 14,4% du plafond annuel de la sécurité sociale). L’opération peut donc s’avérer très intéressante.
L’abondement est exonéré de charges sociales salariales (hors CSG-CRDS) et d’impôt sur le revenu. Les plus-values et revenus de l’épargne constituée sont exonérés d’impôt sur le revenu ; ils ne subissent que les prélèvements sociaux dans les conditions de droit commun.
L’entreprise, quant à elle, est soumise à un forfait social patronal de 10% sur l’abondement, qui est même nul si elle compte moins de 50 salariés.
La contrepartie de ces avantages fiscaux et sociaux est que les titres doivent être conservés dans le PEE au moins cinq années. Il existe cependant des cas de déblocage de l’épargne (achat de la résidence principale, mariage/PACS, création d’une entreprise, naissance d’un troisième enfant, etc.)
2. Bénéficier de la distribution gratuite d’actions
Si l’assemblée générale des actionnaires décide de distribuer des actions gratuites à l’ensemble des salariés de l’entreprise, ceux-ci peuvent verser ces actions dans leur PEE. Les actions ne sont alors disponibles qu’à l’expiration d’un délai de cinq ans (sans possibilité de déblocage anticipé, hormis le décès du bénéficiaire).
Le montant des actions versées dans le PEE (apprécié en retenant la valeur des actions à la date de leur versement) est limité à 7,5% du plafond annuel de la Sécurité sociale (soit 3 085 € en 2020) pour être exonéré d’impôt sur le revenu.
Les plus-values de cession sont, elles aussi, exonérées d’impôt sur le revenu. Elles ne supportent que les prélèvements sociaux au jour du déblocage des fonds investis sur le PEE.
Pour les entreprises, l’opération est également intéressante puisqu’elles sont redevables d’une contribution patronale de 20% sur la valeur des actions. Les PME qui n’ont pas distribué de dividendes sont, dans certaines limites, exonérées de la contribution patronale.
Etre actionnaire de son entreprise, ça change quoi ?
En faisant des salariés d’une entreprise ses actionnaires, il en serait fini de la lutte marxiste du prolétariat contre le capital. C’est, grosso modo, l’idée que défendent les défenseurs de cette disposition, au premier rang desquels on trouve nos gouvernants qui l’ont tous, peu ou prou, soutenu.
Le dernier en date est Bruno Le Maire, ministre de l’Economie et des Finances, qui veut, grâce à sa loi Pacte, que, d’ici 2030, 10% du capital des entreprises françaises soient détenus par les salariés.
Comme nous l’avons indiqué en ouverture de cette note, l’actionnariat salarié permettrait d’accroître la performance de l’entreprise en alignant les intérêts des actionnaires, des dirigeants et des salariés. Ces derniers verraient leur motivation accrue car, en tant qu’actionnaires, ils seraient associés à la définition de la stratégie de l’entreprise.
Plus généralement, le sentiment d’appartenance des collaborateurs serait ainsi renforcé et contribuerait à unifier l’entreprise, particulièrement en cas de croissance externe. Le dispositif permettrait, par ailleurs, de lutter efficacement contre les tentatives de prise de contrôle hostiles. Enfin, l’actionnariat salarié, au même titre que les autres dispositifs d’épargne salariale, favoriserait la fidélisation du capital humain, source de création de valeur.
Tous ces arguments ne sont évidemment pas à jeter à la corbeille. Selon Eres, les entreprises qui sont les plus engagées dans l’actionnariat salarié (60% de salariés actionnaires, plus de 2,5% du capital détenu et mise en place d’une opération au moins tous les trois ans) présentent un taux de départ – départs volontaires et licenciements – moindre que les autres entreprises, tout comme un absentéisme moins élevé.
En octobre dernier, un article des Echos soutenait que « les PME pionnières de l’actionnariat salarié traversent mieux la crise ».
Mais être actionnaire de son entreprise, est-ce vraiment une bonne idée ?
Pourtant, il est permis de s’interroger sur la pertinence d’être actionnaire de son entreprise.
Les syndicats dénoncent régulièrement le fait que les plans d’actionnariat salarié s’accompagnent la plupart du temps d’une modération salariale. Ce que les salariés gagneraient d’un côté, ils le perdraient de l’autre.
En revanche, si certains sont opposés à l’actionnariat salarié (SUD et CGT en tête), d’autres se félicitent que les salariés acquièrent ainsi davantage voix au chapitre. En effet, des postes d’administrateurs sont obligatoirement octroyés aux salariés actionnaires.
Pourtant, il peut y avoir conflit d’intérêt quand ceux-ci sont amenés à se prononcer sur une décision défavorable aux salariés (par exemple licenciements), mais vitale pour la survie de la société. Car, le salarié et l’actionnaire, comme l’explique le professeur Pascal Salin, sont au fond deux types d’entrepreneur.
L’un – le salarié – a fait le pari de la sécurité. Il a passé un contrat d’exclusivité avec une entreprise en contrepartie d’un revenu immédiat, stable et assuré.
L’autre – l’actionnaire – a fait un choix opposé, celui du dividende incertain et, éventuellement, d’une plus-value au moment de la revente de ses titres.
Salarié et actionnaire ne vivent pas dans le même temps : le premier est dans le court terme, le second dans le long terme. Leurs intérêts sont donc en partie divergents, et au moment de prendre des décisions stratégiques, qui l’emportera ? L’actionnaire ou le salarié ?
Enfin, on rappellera une des règles d’or que tout épargnant devrait respecter qui est de ne pas mettre tous ses œufs dans le même panier. Or, le salarié actionnaire de son entreprise, si cette dernière connaît des difficultés, risque de subir une double peine : perdre son emploi et perdre tout ou partie son épargne si l’action chute ou si l’entreprise fait faillite.
Pour autant, il ne s’agit pas de détourner les salariés de la Bourse, et plus largement de l’actionnariat. Mais, conseillons-leur de détenir des titres autres que ceux de leur entreprise.
C’est moins risqué.