Et si les monnaies digitales de banque centrale, détenues directement par les ménages et les entreprises, bouleversaient en profondeur la structure des bilans bancaires ?
Dans notre précédent article, nous avons vu que les monnaies de banques centrales ne remettent pas en cause la logique de création monétaire illimitée ni ne suppriment le risque de perte de confiance inhérent aux monnaies fiduciaires classiques.
Troisième alternative : monnaies digitales de banques centrales de détail (hors du système bancaire)
Cette fois-ci, nous nous plaçons dans le cas de figure où les monnaies numériques de banque centrale (MNBC) circulent en dehors du système bancaire, et sont donc directement détenues par des agents économiques non financiers (ménages, entreprises, par exemple).
Il faut noter qu’il existe deux cas de figure dans lesquels cette alternative serait neutre pour la gestion de bilan des banques, c’est-à-dire sans impact sur leur liquidité, toutes choses égales par ailleurs :
- la MNBC se substitue, dans les portefeuilles des agents économiques, aux pièces et billets ;
- la MNBC remplace les dépôts à vue des clients privés dans les banques, et ces dernières mobilisent alors leurs réserves excédentaires détenues à la banque centrale, ce qui est également neutre pour leur liquidité.
Cependant, il faut considérer le scénario dans lequel la MNBC, détenue directement par les agents non bancaires, viendrait perturber la gestion du risque de liquidité des banques en entraînant progressivement la disparition des dépôts à vue – ce qui aurait un impact majeur sur les encours figurant au passif de leur bilan.
Certes, les banques européennes disposent de temps pour anticiper, compte tenu de l’importance de leurs réserves excédentaires (autour de 3 000 milliards d’euros pour les banques de la zone euro à la BCE à fin juin 2025), mais il convient dès à présent d’envisager plusieurs conséquences possibles sur la gestion de leurs bilans.
Première conséquence possible : une baisse de la taille des bilans bancaires. On sait qu’une part non négligeable des encours de crédits et de la production de nouveaux crédits par les banques est refinancée par cette masse de dépôts à vue (le compte courant créditeur que vous détenez dans votre banque). Une érosion, même progressive, de ces dépôts à vue (au passif) entraînerait mécaniquement une baisse des encours financiers à l’actif (par exemple, des titres obligataires détenus), à moins d’accepter un ralentissement de l’activité de crédit aux agents économiques privés (ménages, entreprises, professionnels de l’immobilier). Cela pourrait conduire, à terme, à une sous-performance structurelle des actifs financiers, même si les scénarios d’allocation d’actifs optimale restent difficiles à évaluer à ce stade.
Deuxième conséquence possible : une stabilité de la taille des bilans, mais une modification de la structure du passif. On peut en effet anticiper une hausse significative des émissions obligataires par les banques pour compenser la baisse des encours de dépôts à vue. Cela impliquerait une hausse du coût du passif et une baisse de la rentabilité des banques, les dépôts à vue constituant aujourd’hui une ressource quasi « gratuite » pour elles.
Dans les deux cas, la classe d’actifs obligataire serait globalement soumise à une forte pression : soit par des ventes d’obligations effectuées par les banques, soit par une augmentation des émissions obligataires. Ces dynamiques entraîneraient une offre excédentaire par rapport à la demande, une baisse des cours, et donc une hausse des taux de rendement sur le marché secondaire.
Troisième conséquence : ni ventes, ni émissions d’actifs financiers, mais une réduction des encours de crédits par les banques, via un recours massif à la titrisation – encore faut-il que la demande structurelle d’actifs titrisés existe du côté des investisseurs – et/ou une diminution de la production nouvelle de crédits. Dans les économies endettées et financiarisées telles que les nôtres, cela aurait pour effet de réviser à la baisse les perspectives de croissance.
On le voit, la généralisation des crypto-monnaies de banques centrales dites « de détail » – c’est-à-dire directement détenues par les ménages ou les entreprises — pourrait entraîner, sur un horizon de long terme, des bouleversements majeurs dans la gestion des bilans bancaires.
En conclusion de cet article, nous dirons que la crise des monnaies fiduciaires est devant nous. Les déficits publics très importants ont été monétisés, si bien que le problème n’est plus celui de l’acceptabilité de la dette, mais celui de l’acceptabilité de la monnaie elle-même : les épargnants et investisseurs accepteront-ils de détenir beaucoup plus de monnaie ? Les risques de fuite devant la monnaie fiduciaire deviennent de plus en plus probables.
Mais nous ne voyons pas pour autant les monnaies non fiduciaires prendre le relais.
La forte volatilité du Bitcoin limite son rôle à la fois comme actif de diversification et comme outil de couverture dans un portefeuille d’actifs financiers traditionnels — que ce soit pour se couvrir d’une crise du dollar et des monnaies fiduciaires en général, d’un maintien de taux d’intérêt réels négatifs, ou encore de la sous-performance de certains segments du marché actions.
Par ailleurs, il semble illusoire d’imaginer un scénario de retour, même partiel, à un étalon-or : conditionner la création monétaire à une part du stock de métal reviendrait à détruire une masse considérable de monnaie fiduciaire, ce qu’aucun gouvernement ne peut, ou ne souhaite, accepter.
Tout cela signifie que nous entrons dans une phase de remise en question du pouvoir monétaire et de la légitimité des banques centrales, au profit d’une plus grande liberté de choix monétaire. Nous nous dirigeons vers des systèmes monétaires hybrides, caractérisés par la coexistence de stablecoins et de monnaies digitales de banque centrale – qu’elles soient de gros ou de détail. Il devient donc essentiel d’évaluer dès maintenant les avantages et les risques associés à ces nouvelles formes de circulation monétaire.