** Les "effets de seuil" coïncident parfois avec de grands rendez-vous macro-économiques, des décisions politiques majeures ou des sommets qui valident des basculements stratégiques cruciaux.
Les marchés ont fait étalage de tout leur désespoir pendant 48 heures… puis la résistance a semblé s’organiser à Paris autour des 3 000 points — un support oblique long terme unissant les planchers d’octobre 1995 et de la mi-mars 2003.
Hélas, l’impulsion baissière initiale, caractérisée par l’ouverture d’un gap sous les 3 085 points, s’est largement confirmée au fil des heures ; elle s’est même aggravée avec l’enfoncement de l’ex-plancher de clôture annuel des 3 067 points du 27 octobre dernier — toujours dans des volumes anormalement étroits qui reflètent la totale démission des acheteurs et une fuite éperdue vers les bons du Trésor.
Les dernières — mauvaises — statistiques d’activité économique américaines ont précipité les indices américains sous leurs planchers annuels — ainsi que sous ceux de la mi-mars 2003. Le CAC 40 s’est quant à lui effondré en une heure de 2 970 points (ex-plus bas annuel du 28 octobre dernier) jusque vers 2 909 points — soit pratiquement 6% de repli. Il a ensuite rebondi brièvement au-dessus des 3 000 points, mais ce seuil n’a pu être préservé ; la clôture se situe sur des niveaux comparables à celle du 5 octobre 1998 (2 979,9 points), du 8 octobre de la même année (2 960 points) et du 24 juillet 2002 (3 023 points).
Le CAC 40 s’est retrouvé à deux doigts de refermer le gap des 2 903 points du 27 mai 2003 ; ce n’est pas un support graphique "en acier trempé" mais tout de même un point de repère intéressant dans la mesure où l’on retrouve — selon la façon de tracer les supports long terme — une ligne de soutien oblique datant de l’automne 1995.
Ce phénomène de capitulation est mondial. En Asie, les marchés ont chuté de plus de 6%, à l’image de la bourse de Séoul (-6,7%) ou de celle de Tokyo, qui a reculé de 6,9%.
Le Japon accuse un déficit de 510 milliards d’euros de sa balance commerciale pour la première fois depuis 2001 — les exportations nippones ont chuté de 7,7%. Cette déconfiture s’explique par une chute de 19% des exportations vers les Etats-Unis — qui demeurent le premier client de l’Archipel –, de 17,2% vers l’Union européenne et par un effritement de 1% face à la Chine.
** La volatilité devrait rester intense ce vendredi 21 sur les marchés financiers, alors que les opérateurs qui travaillent par le biais des dérivés indiciels (contrats, options, ETF, CFD et autres trackers) vont mettre la dernière main aux ajustements de position en conclusion du pire mois boursier des 75 dernières années.
Les scores parlent d’eux-mêmes : -14,5% à Paris, -14,2% pour l’Euro Stoxx 50 et -15,5% pour le Dow Jones à 7 880 points, un score négatif de -150 points en vigueur à la mi-séance, après 150 minutes de cotations. Un point perdu à la minute, cela risque de faire très mal à la clôture si la Maison Blanche ne fait pas jouer tous les leviers financiers et de communication à sa disposition pour éviter la désintégration totale de Wall Street et de la confiance des consommateurs avant la fin de cette semaine.
Mais nous attirons surtout votre attention sur les 20% perdus par le S&P 500 depuis le 1er novembre dernier. Il vient d’inscrire un nouveau plancher annuel à 776,75 points, enfonçant celui des 795 points du 12 mars 2003 pour retracer le support majeur long terme des 776,76 points du 9 octobre 2002. A six ans et six semaines de distance, un retracement d’une telle précision, cela ne s’invente pas !
Ce fut un tournant majeur à la hausse pour Wall Street… mais rien ne prouve que la coïncidence graphique s’accompagnera d’une soudaine embellie de l’environnement macro-économique ou de l’annonce d’un plan de sauvetage en faveur du secteur automobile aux Etats-Unis.
Il a semblé jusqu’ici beaucoup plus utile à Hank Paulson de voler au secours d’AIG à hauteur de 150 milliards de dollars pour préserver éventuellement quelques dizaines de milliers d’emplois plutôt que de soutenir les Big Three qui représentent, directement ou indirectement, 2,5 à trois millions d’emplois. Ceux-ci pourraient pourtant être perdus en seulement quelques mois, ce qui constituerait un signal conjoncturel et social aux conséquences désastreuses, sans commune mesure avec la faillite de Lehman Brothers. C’est à se demander si l’administration Bush sera capable — avant de lâcher le devant de la scène — de démontrer qu’elle sait tirer les conséquences de ses erreurs passées.
** Même en supposant que George Bush valide un plan de relance qui ne profite pas qu’aux brasseurs d’argent de Wall Street, les opérateurs sont consternés par les dernières statistiques publiées hier. Les indicateurs avancés d’activité aux Etats-Unis sont ressortis en baisse de 0,8% au mois d’octobre, selon le Conference Board.
L’activité industrielle a dégringolé de +3,8 à -37,5 dans la région de Philadelphie en octobre, selon l’enquête mensuelle publiée jeudi par la Réserve fédérale locale — alors que les économistes prévoyaient un repli limité de l’indice à -10 environ.
Pour couronner le tout, le département du Travail confirme tous les signaux de dégradation du marché de l’emploi observés dans la quasi-totalité des secteurs d’activité, avec la multiplication des plans de licenciements. Les inscriptions hebdomadaires au chômage ont ainsi grimpé de 27 000 à 542 000 au cours de la semaine achevée le 15 novembre.
Le nombre de chômeurs indemnisés s’inscrit en progression de 109 000 et franchit le cap psychologique des quatre millions, à 4,01 millions. Il faut cependant compter au moins le double de sans-emploi avec tous les exclus du système — un job de quelques heures par semaine suffit à être radié de la catégorie chômeur — ainsi que les salariés qui ont renoncé à poursuivre leurs recherches.
Les minutes de la Fed publiées mercredi soir — et cela ne surprend personne — confirmaient que le ralentissement économique se fera sentir outre-Atlantique tout au long de l’année 2009. C’est d’ailleurs ce que ne cesse de répéter Hank Paulson depuis des mois… lui qui refuse désormais de puiser dans le "TARP" pour soutenir les banques ou les trois grands constructeurs automobiles américains. Résultat de ce revirement imprévu, le compartiment bancaire voit exploser les "primes de la peur" sur les CDS ; Citigroup, par exemple, dévisse de 40% en quatre séances de pur cauchemar boursier.
Enfin, les craintes d’une forte récession de la totalité des grands pays industrialisés — l’OCDE détecte la première chute du PIB du G7 depuis l’après-Seconde Guerre mondiale — précipitent le baril de pétrole sous les 0 $ à New York.
** Le scénario d’une déflation commence à inquiéter jusqu’à la Banque nationale suisse qui vient d’assouplir spectaculairement, et à l’improviste, sa politique monétaire jeudi avec une baisse de 100 points de la marge de fluctuation du Libor à trois mois.
La Zone euro attend toujours que la BCE indique qu’elle a pris la mesure du désastre économique (dépression majeure, explosion du chômage, de la délinquance et des désordres sociaux) qui nous menace très directement à un horizon de trois à six mois. Mais comme elle n’a rien vu venir et qu’elle continue de fustiger tout projet de relance par le pouvoir d’achat ou les déficits publics, elle se contente d’en traiter les effets par des injections massives de capitaux qui se perdent dans le tonneau des Danaïdes des créances pourries et des plans de recapitalisation des banques.
Le FMI au moins n’est pas resté "en dedans" des problèmes : il vient de sauver l’Islande de la faillite en lui accordant un prêt exceptionnel de 2,1 milliards de dollars. Les pays nordiques pourraient ajouter un prêt de trois milliards d’euros. Un tel soutien du FMI à un pays développé ne s’était plus vu depuis 1976.
Les investisseurs du monde entier demeurent aussi les yeux braqués vers le Congrès américain et la Maison Blanche : la faillite du secteur automobile fait bien plus peur qu’un défaut de paiement dans tel ou tel pays frappé par une crise de croissance.
** Après le "too big to fail" (trop gros pour disparaître), c’est le "trop gros pour être sauvé" qui semble constituer un obstacle psychologique majeur pour les sénateurs républicains qui prétendent défendre les principes libéraux qui ont fait — et c’est désormais du passé décomposé — la fortune de l’Amérique.
Ils n’éprouvent en revanche nulle réticence à voter chaque année des rallonges de plusieurs dizaines de milliards de dollars pour financer les vaines guerres impériales de l’Amérique, comme les baptise depuis leur origine Bill Bonner.
Ces sénateurs républicains ont en effet les moyens d’opposer un veto à un plan de sauvetage de 25 milliards de dollars qui pourrait éviter la perte de 2,5 millions à 3,5 millions d’emplois avant la fin 2009. Cependant, après la déculottée des présidentielles, cette perspective de chômage massif de type 1929-1933 — qui devra être gérée par l’administration Obama — ne les émeut pas plus que cela. L’essentiel, à leurs yeux, reste que "les Etats-Unis ne se transforment pas en Union soviétique et pas question que le pays marche sur les traces de la France de 1981… en devenant communiste !".
Et les républicains les plus radicaux assènent l’argumentation suivante : les canards boiteux ont vocation à disparaître dans un contexte de société libérale ; ils l’auront bien mérité pour ne pas avoir su s’adapter au marché mondial alors que les Japonais, les Coréens et les Européens ont très bien su le faire.
Depuis 20 ans, leurs concurrents étrangers ont régulièrement gagné des parts de marché sur le territoire américain grâce notamment à des véhicules plus sûrs, mieux finis et moins gourmands en carburant.
Un jusqu’au-boutisme dans le chaos économique après l’effondrement du système financier qui semble satisfaire la fibre apocalyptique de nombreux sénateurs et représentants qui ont suivi (ou même encouragé) G.W. Bush dans les pires mésaventures géopolitiques de l’après 11 septembre 2001 et qui ont ruiné le crédit de l’Amérique — dans tous les sens du terme.
Philippe Béchade,
Paris