Par Sylvain Mathon
6h45. J’ai atterri à JFK hier après-midi
Tiré du lit par le décalage horaire, je déambule dans Manhattan depuis le petit jour. J’ai de la chance : il a plu sans discontinuer toute la semaine dernière, mais cette journée s’annonce radieuse. De minute en minute, on sent monter une moiteur tropicale entre les buildings de Lexington Avenue.
Trop tôt encore pour les touristes : dans la ville qui ne dort jamais, c’est l’heure des travailleurs. La circulation est déjà dense, les trottoirs sont livrés aux employés de bureau, aux white collars des salles de marché, aux milliers de jobs — marchands de sandwiches, de pressings et de livreurs en tout genre — qui font battre le coeur financier de la ville. On voit des joggers au retour de Central Park, des traders en bras de chemise qui montent à l’assaut des immeubles, leur pot à café Starbucks dans la main. C’est vivant, décontracté, très métissé aussi… Mais je n’oublie pas que ce mythe du melting pot trouve ses limites dans les banques, où les WASP (White Anglo-Saxons Protestants) — les Blancs américains "de souche" — tiennent le haut du pavé.
Bienvenue dans La Mecque du pétrole virtuel !
90% des transactions mondiales sur le brut ne sont que de papier… Et une bonne partie d’entre elles se joue dans un petit rectangle d’une dizaine de rues, au coeur de Manhattan, loin du port de New York où l’on charge et décharge les "vrais" barils. J’ai un peu coupé les ponts avec les salles de marché quand j’ai commencé à voyager et à m’intéresser aux sources "réelles" des commos, mais retrouver cette excitation n’est pas désagréable…
La crise était partout ; aujourd’hui, les signes ont disparu
La dernière fois que je suis venu à Manhattan, la crise se faisait sentir à chaque coin de rue… Des cohortes de touristes européens écumaient les magasins de la Cinquième Avenue, avec leurs poches bourrées d’euros. Je me souviens d’un type en costume qui faisait la manche sur un trottoir, avec cet écriteau : "j’ai perdu mon job chez Lehman Brothers. Aidez-moi, s’il vous plaît". Je me rappelle aussi les gigantesques bureaux de la Chase Bank, complètement vidés du jour au lendemain : une vision surréaliste dans l’un des quartiers les plus huppés de la ville, une sorte de terrain vague derrière des vitres, où ne déambulaient que deux vigiles désoeuvrés. La crise était partout. Aujourd’hui, ces signes ont disparu. La reprise est-elle là ?…
7h35. "Bien sûr que la crise a fait du dégât", m’affirme Tim en sirotant un Coca
"Je peux te raconter l’histoire d’un type, une huile de la division commos chez Lehman… Bon, en pleine euphorie des marchés, ce gars-là divorce. Son ex-femme lui réclame la moitié de ce qu’il a, mais presque tout son patrimoine est investi en actions Lehman et le gars ne veut surtout pas en sortir. Alors il prend un gros emprunt, adossé à ses actions, et reverse le cash à son ex-femme. Quelques mois plus tard, Lehman boit la tasse… Du jour au lendemain, le type se retrouve ruiné, il n’a plus de boulot, il doit des millions de dollars à sa banque… Des histoires de ce genre, on en a entendu des dizaines ; mais ça n’empêche pas les affaires de continuer, même si le business est plus tendu".
Broadway, 20ème étage, la clim à fond…
Nous sommes au 20ème étage d’un immeuble de bureaux, non loin de Broadway, avec vue imprenable sur le quartier des affaires. La climatisation tourne à fond. Une dizaine de PC, un gros standard téléphonique informatisé, l’inévitable terminal Bloomberg : c’est à peu près tout ce qu’il faut à Tim et à ses francs-tireurs pour faire leur travail — sans compter un beau carnet d’adresses. Tim commence sa journée mais certains brokers sont déjà à pied d’oeuvre depuis quatre heures du matin, ouverture des marchés européens.
Cette petite équipe de courtiers indépendants gère un black pool très en vue sur les marchés de l’énergie : ils sont fiables, efficaces, compétitifs ("nos prix sont les plus bas", m’assure Tim) et de très bons conseils pour leurs clients.
10h45. Le marché américain a ouvert. Le business bat maintenant son plein
Plus question de discuter avec Tim… Et plus personne pour me demander mon avis sur les cours. Je me fais tout petit et me contente du spectacle. L’équipe reste en liaison avec une cinquantaine de traders, soit par "chat" informatique, soit par téléphone. Les PC bipent toutes les deux secondes ; les annonces de prix se succèdent, à mi-voix, sans discontinuer. "Bill ? X achète à 22… Paul ? X achète à 22… John ? X à 22…"
Les deals sont complexes
La plupart des clients ne jouent pas les cours des sous-jacent mais leur volatilité, au travers d’opérations structurées — typiquement, un swap "physique", combiné à un achat/vente d’options. L’acheteur de volatilité parie que les cours vont bouger sur une période donnée — tandis que le vendeur parie, à l’inverse, qu’ils se maintiendront dans un certain intervalle de prix. Je ne saisis pas les détails, cela va trop vite.
Les courtiers alimentent les enchères, relançant inlassablement leurs prospects, soignant toujours les bons clients : "écoute, j’ai une offre et avant de prévenir tout le monde, j’ai pensé à toi". De temps en temps, une ambulance hurle en bas, dans la rue… Tandis que les claviers crépitent, et que les PC continuent leur infernal concert de bips. Trois heures durant, les brokers ne décolleront pas de leur siège, pas même pour aller aux toilettes. La pause déjeuner attendra elle aussi…
Yes !
Les seuls moments où la tension retombe, c’est quand un beau "trade" a été conclu : e temps de régler les formalités et les brokers concernés se claquent virilement la main, en souriant, avec un "yes" retentissant… Pas de doute, on est en Amérique.
Meilleures salutations,
Sylvain Mathon
Pour la Chronique Agora