Premier épisode d’une série de trois articles destinés à vous aider à mieux comprendre les crises financières : aujourd’hui, la dégradation des fondamentaux – et surtout, les ventes forcées.
En cette période de pire crise des marchés financiers depuis… toujours, j’ai décidé de partager avec vous une série de trois articles.
Oui, vous allez me dire que l’on croit toujours que la crise que l’on vit est la pire de tous les temps – parce que c’est la crise qui affecte au présent, avec une plus ou moins grande intensité, votre vie professionnelle et surtout privée (oui dans ce contexte anxiogène je pense que l’on peut et que l’on doit faire passer le « privé » avant le « professionnel).
Là, cependant, c’est vraiment unique. En tant que praticien et observateurs des marchés financiers depuis 30 ans, je n’ai jamais vu cela. Soudain, je me remémore assez facilement, je vous l’avoue, ces moments historiques de crise sur les marchés financiers où la réalité a souvent dépassé les stress les plus violents.
La différence, c’est que…
Lors des krachs traditionnels, les banques centrales et les budgets apportaient des réponses rapides et relativement efficaces.
– En pleine crise de changes, une banque centrale émettait sa propre monnaie pour la vendre sur le marché des changes si elle la jugeait surévaluée (cf. la Chine entre 2000 et 2014) ; ou au contraire utilisait ses réserves de change pour racheter sa propre monnaie si celle-ci était attaquée pour de bonnes ou de mauvaises raisons (cf. les crises du SME entre 1992 et 1995, même si les interventions sur le marché des changes n’étaient pas suffisantes).
– En période de crise des marchés émergents marquée par des déséquilibres macroéconomiques classiques (solde très négatif de la balance commerciale et creusement des déficits publics sous l’effet de l’insuffisance des recettes fiscales), des remèdes classiques étaient utilisés : dévaluation accompagnée d’un programme d’ajustement budgétaire (crise asiatique en 1997, crise russe en 1998).
– En plein krach obligataire et/ou equities (initié par une hausse de l’inflation et/ou une baisse de la croissance), la banque centrale finissait par procéder à des assouplissements traditionnels de la politique monétaire par des baisses de taux directeurs.
– En plein krach obligataire provoqué par une période d’explosion des déficits publics, il pouvait s’agir de monétisation directe ou indirecte de la dette des Etats par des achats de titres d’Etat par la banque centrale – ou par la mise en place de conditions exceptionnelles pour que les banques investissent massivement dans ces titres de dette publique. On pense aux quantitative easings, aux opérations de refinancement à long terme des banques permettant de financer des achats de dette publique.
– En pleine crise de fonctionnement du marché monétaire, on a pu assister (et ce fut très précisément le cas à l’été 2007 ou à l’automne 2008) à des allocations exceptionnelles de liquidité par la banque centrale afin de remédier aux dysfonctionnements du marché interbancaire (donc aux difficultés de refinancement à court terme des établissements financiers, soit parce que ceux-ci rechignaient à se prêter entre eux, soit parce que les investisseurs souscrivaient de moins en moins aux émissions de certificats de dépôts bancaires).
De manière générale, les crises de solvabilité de certains agents économiques (ménages, entreprises, Etats) ont toujours été résolues par la mise en œuvre de politiques monétaires très accommodantes.
Alors que penser de la crise actuelle ?
Nous écrivions récemment que dans la configuration actuelle de cette crise, des politiques monétaires encore plus accommodantes ne serviraient à rien.
Nous aurions dû écrire que l’assouplissement des politiques monétaires est une condition nécessaire mais loin d’être suffisante. En fait, en abaissant les taux de telle sorte qu’ils soient dans le pire des cas pas trop au-dessus des taux de croissance ou dans le meilleur des cas en-dessous des taux de croissance (donc très négatifs si l’on anticipe des taux de croissance du PIB négatifs pendant deux ou trois trimestres dans nombre de pays), les banques centrales permettent de solvabiliser nombre d’agents économiques.
La ressemblance avec les mécanismes de la crise de 2008 est celle de la spirale infernale « crise de liquidité et crise de solvabilité ».
En effet, en étant « obligé » de vendre des actifs en perte, vous récupérez de la liquidité mais vous dégradez votre solvabilité (les pertes ont un effet négatif sur le niveau de vos fonds propres) ; et si vous ne vendez pas, vous devez vous refinancer dans des conditions de plus en plus difficiles et vous vous apprêtez à vivre une crise de liquidité.
Heureusement, on sait résoudre cette double crise de liquidité/solvabilité d’une banque grâce à la mise en œuvre de dispositifs exceptionnels (recapitalisations par les Etats pour restaurer la solvabilité et refinancements massifs par la création monétaire des banques centrales)
Cependant, la grande différence aujourd’hui est que nous vivons une crise économique très profonde (qui n’est pas qu’une crise financière), proche d’une économie de guerre :
– choc de baisse de la demande avec restrictions de mobilité des biens, services et hommes (qui peut créer des tensions déflationnistes dans certains secteurs) ;
– choc de baisse de l’offre avec restrictions de mobilité des biens, services, et hommes (qui peut créer des tensions inflationnistes dans d’autres secteurs) ;
– en fait, toutes les composantes du PIB sont attaquées (moins de consommation des ménages et moins d’investissements et d’exportations des entreprises), sauf la composante dépense publique.
Monétisation systématique
Nous nous dirigeons donc en Zone euro et ailleurs vers une monétisation systématique de la dépense publique.
Cela signifie que les politiques budgétaires expansionnistes seront systématiquement financées par de la dette (et surtout pas par l’impôt) et c’est la politique monétaire expansionniste qui achètera cette dette publique par le quantitative easing.
En d’autres termes, le QE finance les émissions de dette publique qui servent à leur tour à financer les nombreuses dépenses et indemnisations à venir.
On va se reposer sur le pouvoir en apparence infini des banques centrales.
La monnaie papier créée par une banque centrale est fiduciaire, n’est garantie par rien. Sa valeur repose donc sur la confiance des épargnants en la capacité de la banque centrale à préserver le pouvoir d’achat de cette monnaie. Seule une forte inflation peut faire perdre de sa valeur à la monnaie papier.
Nous avons tous appris qu’une forte création monétaire ne pouvait que produire de fortes tensions inflationnistes. Or jusqu’à cette crise, ces tensions n’existaient en aucun cas sur le marché des biens et services pour des raisons désormais bien connues : surcapacités de production. La donne a changé.
Sans doute, dans trois-cinq ans voire plus tard, la monétisation de tous ces dispositifs budgétaires d’urgence entraînera le rejet de la monnaie par les agents économiques si ceux-ci considèrent que la monnaie a été émise en trop grande quantité et que sa valeur n’est donc plus garantie.
A noter qu’à 4 800 Mds€, le total de bilan de la BCE représente autour du 40% du PIB de la Zone euro. C’est beaucoup – mais en termes relatifs, ce n’est pas si monstrueux quand on regarde d’autres banques centrales : autour de 105% du PIB pour la taille du bilan de la banque centrale suisse (Swiss National Bank) et de 120% du PIB pour la taille du bilan de la banque centrale japonaise (Bank of Japan).
Quoi qu’il en soit, il est vrai qu’aujourd’hui, toutes ces considérations relatives au risque de fuite devant la monnaie paraissent bien lointaines et « théoriques » face à l’urgence sanitaire.
A suivre prochainement…