▪ Nous voici à 48 heures de la fin du premier trimestre… et que voulez-vous qu’il advienne de Wall Street alors que tout le monde — jusqu’au plus jeune stagiaire qui apporte leur café aux traders — a compris que la Fed s’acharne à faire monter le prix des actions coûte que coûte. Cela sous le prétexte de susciter un « choc de confiance » qui ne fonctionne qu’auprès des 5% ou 10% des Américains les plus riches, possédant 85% à 90% des actions en circulation.
En ce qui concerne les médias anglo-saxons, on pouvait les soupçonner d’être de mèche avec la Fed depuis le début de l’automne dernier… mais cette fois-ci, la propagande pro-Wall Street prend des proportions grotesques.
Il ne s’écoule pas un jour, pas une heure sans que les sites financiers en ligne ne publient un titre comme : « le S&P devrait battre un nouveau record absolu », « le Dow Jones n’en est qu’au début de son ascension vers les 18 000 points », « seuls les idiots n’achètent pas d’actions », « les marchés ne sont pas chers car la croissance devrait dépasser les 3% au second semestre 2013 », « la Fed va maintenir les taux à zéro jusqu’en 2015 », « voici pourquoi le quantitative easing va vraiment relancer l’économie », « le boom immobilier est de retour », « acheter de l’or est absurde », etc.
Vous ne trouverez jamais à la une des pages d’accueil d’autres titres tout aussi éclairants tels que « sur la base d’une croissance de 1,5% à 1,7% du PIB américain, les actions se payent désormais 16 fois les bénéfices 2013 », « les achats de MBS de la Fed représentent 75% des prêts immobiliers accordés par les banques : sans ce soutien, les prêts hypothécaires seraient toujours moribonds », « les salaires médians et le pouvoir d’achat des ménages américains continuent de se dégrader malgré 200 000 embauches par mois », « peu confiante dans la conjoncture pour 2013, nombre d’entreprises très profitables du S&P 500 et du Nasdaq préparent de nouveaux plans de réduction de leurs effectifs », etc.
▪ Le pétrole aussi a son mot à dire
On trouve par contre toute une littérature concernant la hausse des prix du pétrole — le baril de WTI vient d’atteindre 96 $ — qui préfigure une spectaculaire embellie de l’activité économique mondiale d’ici le début de l’été ou au plus tard à la rentrée. La belle affaire… le pétrole grimpe systématiquement durant le premier trimestre depuis 10 ans !
Le baril réalise par ailleurs ses meilleures performances à la hausse aux mois de février et mars (ou atteint un sommet en mars) depuis 2006 d’après l’historique du WTI. Vous pouvez remonter plus loin et regarder le graphique du Brent, le résultat serait le même.
Et de combien le WTI grimpe-t-il en moyenne au mois de mars ? De 6,5% (7,5% en excluant 2012)… et d’à peu près autant en février depuis huit ans. Sauf qu’en 2013 il a perdu 6% en février… et il ne gagne que 4% depuis début mars.
Plus étonnant encore : normalement, le WTI s’envole systématiquement au cours des six premiers mois de la mise en oeuvre d’un QE par la Fed — sa hausse avait été de 42% en 2009, 25% en 2010/2011. Or cette fois-ci, c’est un fiasco puisqu’il perd du terrain (-4%) depuis mi-septembre dernier (début du QE3).
Mon interprétation : les opérateurs qui suivent les commandes passées par les acteurs de l’économie réelle se rendent parfaitement compte qu’il n’y a quasiment aucune corrélation entre les injections de la Fed et une accélération de l’activité économique depuis six mois, pas plus aux Etats-Unis qu’en Asie.
N’oublions pas non plus que la hausse du pétrole et des matières premières s’explique par un arbitrage au profit d’actifs concrets. Cela par opposition aux monnaies « peau de chagrin » ou qui font l’objet d’une campagne de dévaluation compétitive pleinement assumée — le yen nous en fournit le meilleur exemple depuis mi-novembre 2012.
Cependant, le côté « protection contre la baisse du dollar » joue moins cette année ; la Zone euro traverse de nouvelles turbulences, sans oublier que les taux longs remontent à près de 2% aux Etats-Unis.
Alors la propagation de la croissance grâce aux QE dont Ben Bernanke vantait les mérites depuis Londres lundi après-midi… c’est du vent, pur et simple.
▪ Mais au fait, à quelle croissance fait-il référence ?
Quelles en sont les prémices ? Ne cherchez pas, la réponse était toute trouvée hier avec l’envol des commandes de biens durables aux Etats-Unis en février (+5,7%). Le chiffre a immédiatement fait les gros titres sur tous les sites de propagande pro-Wall Street. Mais comme souvent, le diable — et la vérité — se nichent dans les détails.
Le score de 5,7% en février peut sembler flatteur mais il convient de le rapprocher d’un mois de janvier très médiocre, marqué par un recul de 4,9% d’après les estimations initiales. Un sursaut était attendu le mois dernier car les spécialistes anticipaient une forte hausse des ordres d’achat passés par Boeing et dans une moindre mesure par le Pentagone.
Et les commandes de Boeing ont effectivement bondi de… 95,3%, après -24% en janvier. Inutile de préciser que cela fait toute la différence : hors secteur aéronautique, le chiffre de février s’avère négatif de 0,5%… Et hors armement, le score ressort carrément à -2,7%.
C’est la première baisse enregistrée en six mois (depuis le début du QE3, comme par hasard), avec des chutes de 4,4% dans la sidérurgie, 2,2% dans les machines-outils et 7,6% dans le secteur équipement de réseau.
A défaut de pouvoir soutenir que l’industrie américaine affiche une forme olympique, les médias se sont extasiés sur la hausse des prix immobiliers en février. Le secteur a enregistré une nouvelle progression de… 0,1% (le plus petit écart mesurable, après +0,2% en janvier).
Mais tout est affaire de présentation ! Les gros titres mettent donc en avant une hausse de 8,3% sur 12 mois, la plus forte depuis début 2007 (fin de la bulle immobilière).
Une heure plus tard, ils se sont montrés beaucoup plus discrets au sujet de la chute de 4,6% des ventes de maisons neuves en février, alors qu’une stabilité était attendue. L’information n’a jamais figuré en haut de page, ni en caractères extra-gras (ni même en gras). Quant au commentaire d’accompagnement, il dénonçait les mauvaises conditions météo et les deux ou trois jours manquants en février pour soutenir la comparaison avec janvier (qui n’avait pas été brillant non plus !).
▪ Wall Street ne désarme pas
Ce n’est pas ce genre de petits détails qui va interrompre la course aux records de Wall Street. Le scénario était cousu de fil blanc : Wall Street a été tiré à la hausse durant toute la séance de mardi. En point d’orgue, le traditionnel coup de pouce de dernière minute qui permet de finir au plus haut du jour, de la semaine et de l’histoire pour le Dow Jones : +0,77% à 14 560 points.
Il est évident pour tous les opérateurs que le trimestre va s’achever demain au plus haut (ce jeudi sera la dernière séance du premier trimestre, vendredi étant férié).
La « main invisible » qui soutient les actions américaines — c’est-à-dire la grosse paluche de la Fed qui dépose quatre milliards de dollars par jour sur un coin de son guichet — n’a pas pris la peine de rester discrète ce mardi.
Durant plus de six heures, elle a fermement maintenu les indices au sein d’un corridor de fluctuation d’une étroitesse surnaturelle : moins de 0,3% de volatilité sur le Dow Jones ou le S&P 500.
Dans ces conditions, que l’actualité du jour soit ou non favorable était bien la dernière chose qui importait aux as de la programmation algorithmique.