L’environnement de taux bas avait attiré des émetteurs sur des maturités de plus en plus longues, les investisseurs recherchant du rendement sur des maturités également longues. Que sont-elles devenues ?
Rappelons-nous, il n’y a pas si longtemps, nombre d’émetteurs arrivaient sur les marchés obligataires pour des durées longues au-delà de tout entendement. Au mois de juillet 2015, SNCF Réseau (ex-Réseau Ferré de France) émettait de la dette à 100 ans. Certes, le montant émis était faible (25 M€) et il s’agissait plus d’un placement privé sur mesure pour les « besoins » d’un investisseur institutionnel que d’une émission obligataire proprement dite. Mais l’on vit par la suite des « vraies » émissions obligataires à 100 ans, comme celles de l’’Irlande et de la Belgique en début d’année 2016. L’année suivante, l’Autriche émettait 3,5 Mds€ à échéance 2117 avec, fait absolument hallucinant, un carnet d’ordres de 11 Mds€.
Naturellement à l’époque, la croyance en un monde de taux éternellement bas permet de considérer que ces émissions sont faiblement risquées. Or, le problème de ces obligations, c’est leur ultra-sensibilité, et donc de grosses pertes en cas de hausse des taux. Rappelons que la hausse des taux signifie la baisse des cours des obligations à taux fixe, et inversement. Mais cela ne veut pas dire que pour une hausse de taux donnée, tout le marché va régresser dans les mêmes proportions.
Tout va dépendre de la sensibilité de l’obligation (ou de sa duration, qui est une notion voisine). Par exemple, une sensibilité de 8 signifie que le prix de l’obligation baissera de 8% lorsque les taux de cette obligation montent de 1%. Naturellement, plus l’obligation est longue, plus elle est sensible et plus elle est risquée (du point de vue du risque de taux, sachant que vous avez en plus un risque de crédit sur la contrepartie émettrice du titre).
Alors, imaginez que vous soyez investi sur une obligation très longue avec une sensibilité de 25 ; cela signifiera qu’une hausse du taux de rendement actuariel de 2% correspondra à une baisse de 50% du cours de l’obligation. Il s’agit d’une baisse de la valeur économique de l’obligation, ce qui ne veut pas dire que cette baisse est comptabilisée dans le compte d’exploitation de l’investisseur ; celui-ci ayant la possibilité dans le cadre des normes comptables IFRS (pour les banques) et sous certaines réserves de comptabiliser ce titre au « coût amorti », c’est-à-dire à sa valeur nominale d’entrée au bilan (100% du nominal pour un titre acheté sur le marché primaire en général).
Mais alors, pour que les émetteurs aient pu émettre de la dette obligataire aussi longue (perpétuelle à l’échelle d’une vie humaine), c’est aussi et surtout parce qu’il y avait des souscripteurs épargnants pour souscrire.
L’environnement de taux bas avait attiré des émetteurs sur des maturités de plus en plus longues, car les investisseurs recherchaient du rendement sur des maturités également longues, voire des ratings de plus en plus faibles, quels que soient leur aversion au risque, leur opinion des fondamentaux macroéconomiques et leur jugement sur la solvabilité des émetteurs qu’ils allaient rentrer en portefeuille.
Ces investisseurs, quelle que soit leur expertise, leur expérience et leur professionnalisme, ont été protégés par ce que l’on a appelé les PUTS des banquiers centraux. C’était le règne absolu de l’aléa moral, et de la déresponsabilisation des investisseurs, qui dura entre 2010 et 2021.
Le constat était simple : asymétrie de comportement des banques centrales (très réactives pour assouplir le crédit en période d’aversion au risque ou de rechute de la conjoncture, mais par contre très réticentes à mettre en place de réels cycles de durcissement de la politique monétaire).
Pourquoi employer la terminologie du PUT ? Lorsque vous êtes vendeurs de PUT sur un actif financier à un niveau de prix déterminé, cela signifie que vous pariez sur l’impossibilité que cet actif descende en dessous de ce prix. En d’autres termes, il s’agissait d’une assurance implicite, mais inconditionnelle de la banque centrale, qui allait conduire à des comportements d’investissement irresponsables et exubérants.
Nous sommes certes sortis de l’aléa moral, mais les marchés financiers et la valeur des actifs restent globalement dépendants de la liquidité banque centrale (non plus au niveau du prix de la liquidité – puisque les stratégies de trading et d’investissement ont eu depuis 18-24 mois le temps de s’adapter aux resserrements successifs des politiques monétaires – mais au niveau de la liquidité en volume, car force est de reconnaître que la liquidité reste encore très abondante et protège les actifs financiers risqués de baisses plus prononcées). Donc une liquidité plus chère, mais pas beaucoup plus rare (malgré les remboursements progressifs par les banques des dispositifs de refinancements exceptionnels BCE, par exemple, et malgré l’arrêt des QE, ici ou là).
Nous verrons demain que peu de monde, à l’époque, s’était exprimé pour dénoncer l’absurdité d’un investissement à 100 ans…