Derrière les chiffres du déficit et de la dette, c’est la confiance même des marchés et des agences de notation qui s’effrite. Est-elle désormais irréversible ?
Dans notre précédent article, nous avons vu que la France subit depuis 2012 une lente dégradation de sa note souveraine, marquée aujourd’hui par un décrochage face aux autres pays du Sud de la zone euro.
Pourquoi une telle dérive de la solvabilité de la France ?
La décision de Fitch du 12 septembre dernier met en lumière des facteurs qui ne sont en rien nouveaux – et qui seront d’ailleurs rappelés fin octobre et fin novembre par les deux autres agences lors de leurs évaluations du rating français.
- Tout d’abord, un ratio de dette publique qui devrait dépasser les 120 % du PIB d’ici 2027, accompagné de déficits primaires persistants et d’une incapacité manifeste à stabiliser la dette.
- Ensuite, une impasse institutionnelle, marquée par une fragmentation politique telle qu’elle empêche désormais de gouverner et de légiférer sur les réformes structurelles attendues depuis bien longtemps.
- Enfin, même si cela n’est pas explicitement mentionné, le recours fréquent à des mesures aussi inefficaces qu’absurdes, consistant à alourdir encore la fiscalité sur les facteurs de production (capital et travail) pour tenter de réduire les déficits, n’a rien de rassurant pour les analystes et les agences.
Mais tout cela relève d’un argumentaire académique, ressassé depuis des années par les économistes de tout bord. Les véritables causes de la dégradation de la solvabilité budgétaire – et de ce qui ressemble de plus en plus à son irréversibilité – doivent être comprises à la lumière de deux éléments majeurs.
Il y a d’abord le sujet de l’aléa moral, qui n’incite pas à la discipline budgétaire, car vous vous sentez inexorablement protégé par l’existence d’un acheteur en dernier ressort pour la dette publique que vous émettez sur les marchés financiers. Certes, cela n’explique pas tout, car la dérive des finances publiques françaises est bien antérieure à 2015 – date des premiers achats systématiques de titres de dette publique française par la Banque de France (en délégation de la BCE). Et puis, il y a eu des quantitative easing dans des pays tels que l’Allemagne, l’Autriche ou les Pays-Bas, ce qui ne les a pas empêchés de conserver des règles minimales de bonne gestion budgétaire et de discipline dans l’usage des deniers publics.
Mais également, comment faire confiance à des dirigeants qui n’auront jamais à répondre réellement de leurs erreurs ? Comme l’a écrit Thomas Sowell : « Il est difficile d’imaginer une façon plus stupide ou plus dangereuse de prendre des décisions que de mettre ces décisions entre les mains de personnes qui n’en tireront pas les conséquences en cas d’erreur. »
Que peut-on attendre d’un personnel politique qui sera juge et partie dans le vote de véritables réformes structurelles ? Bien souvent, il faudrait légiférer et promulguer des lois destinées à réduire, à leur juste niveau, les « avantages » de ceux-là mêmes qui sont à l’origine de ces lois.
Dans ces conditions, toutes les annonces de maîtrise des déficits en France n’ont aucun crédit.
Quels scénarios sur la dette publique française ?
Si la dette publique française est, pour l’instant, protégée – comme on l’a vu grâce aux règles imposées aux investisseurs, à la réglementation bancaire et à l’abondance de l’épargne domestique encore investie en assurance vie obligataire d’Etat –, il ne faut pas oublier qu’elle demeure dépendante à 50 % des comportements d’épargne des investisseurs non-résidents. Et personne ne sait comment certains d’entre eux finiront par réagir.
Si, un jour prochain, un grand investisseur institutionnel non-résident se retrouvait dans l’incapacité de vendre des actifs pourris et illiquides, et devait faire face à des besoins urgents de liquidités – pour des raisons diverses (respect de ratios réglementaires, déclenchement de stop loss, anticipation de demandes de cash de la part de ses clients…) –, il serait alors contraint de vendre des actifs réputés sains et liquides. Et dans ce contexte, qui pourrait l’empêcher de réduire significativement le poids des titres d’Etat français dans ses portefeuilles financiers ?
Faut-il alors anticiper une véritable crise de la dette publique française ? Et à quoi cela pourrait-il ressembler ?
Les crises monétaires du début des années 1990 au sein du SME étaient des crises de change, consécutives à la réunification allemande et à la politique monétaire ultra-restrictive de la Bundesbank. A l’époque, les banques centrales française, italienne et espagnole avaient suivi la politique de la banque centrale allemande, en relevant leurs taux directeurs afin de défendre, dans la perspective de l’UEM, leurs parités de change attaquées.
Aujourd’hui, si crise il devait y avoir, ce serait une crise des actifs financiers français, et notamment des emprunts d’Etat français, sur lesquels la spéculation serait la plus intense (puisque la monnaie nationale n’existe plus). Cette crise nous paraît inévitable, mais elle ne se matérialiserait sans doute pas par un krach brutal des actifs publics français. Elle prendrait plutôt la forme d’une prime de risque durable et structurelle sur ces actifs, avec un spread OAT-Bund à 10 ans fluctuant entre 100 et 150 points de base (et peut-être, par excès, au-delà), contre 80 pb aujourd’hui et 40 à 60 pb avant la dissolution de 2024. Rappelons que, lors de la crise systémique des dettes souveraines de la zone euro, le spread OAT-Bund avait atteint un pic de 160 pb (pendant quelques séances paniques en novembre 2011).
Mais, pour autant, nous n’imaginons pas un retour de la monétisation de la dette par la banque centrale (avec un QE spécifiquement destiné à la France). Depuis 2012, il existe ce que l’on appelle les OMT (Outright Monetary Transactions), destinées à secourir la dette publique d’un pays de la zone euro en difficulté. Ce mécanisme – dispositif né dans le contexte de la crise des dettes grecque, italienne et espagnole – n’a jamais été activé, la « spéculation » ayant été combattue vigoureusement par la BCE : verbalement en 2012 avec le célèbre « whatever it takes » de Draghi, puis monétairement, de façon non conventionnelle, à partir de 2014-2015 (taux directeurs négatifs, prêts TLRO de quatre ans renouvelés jusqu’en 2020 pour les banques, achats d’actifs via les QE).
Quoique jamais déployé, ce dispositif ne pouvait être déclenché qu’à certaines conditions : les pays bénéficiaires devaient alors adhérer à un programme d’ajustement complet ou à un programme dit « de précaution ». Or, ironie du sort, si la France devait un jour recourir à ce type d’intervention de la BCE, ce serait à la suite de difficultés de refinancement sur les marchés, consécutives justement à une politique budgétaire laxiste. Et les conditions exigées pour bénéficier de ces refinancements seraient bien plus draconiennes que la prétendue austérité budgétaire qui va conduire, dans les mois à venir, à une crise politique de fin de régime.
S’inspirant des OMT, la BCE avait d’ailleurs présenté, lors de son conseil de politique monétaire de juillet 2022, un nouveau dispositif appelé TPI (Transmission Protection Instrument), destiné à lutter contre la fragmentation au sein de la zone euro (notamment via un écartement excessif des spreads entre taux souverains). Mais là encore, la mise en œuvre d’un tel dispositif pour la France – en cas de crise sur le spread OAT-Bund autour de 150 pb, avec des taux à 10 ans allemands proches de 3 % et donc des taux français avoisinant 4,5 % – serait conditionnée au respect d’objectifs stricts de discipline budgétaire et fiscale.
Le pire, dans tout cela, c’est qu’une véritable crise financière, provoquée par une partie importante, irresponsable et incompétente, de la classe politique, conduira alors à une austérité sans précédent.