** Nous avions pratiquement conclu nos notes de mardi par le paragraphe suivant : "L’analyse technique nous enseigne que la poursuite du rally haussier de la fin de séance de lundi a de fortes chances de se prolonger à Paris jusque vers 4 933 points. Le débordement des 4 865 points, puis des 4 895 points, a fait table rase des obstacles qui semblaient encore insurmontables lors de l’ouverture des marchés américains"… lesquels s’envoleront à leur tour de 1,7% à 2%.
Et le CAC 40 a clôturé hier à 4 933 points, après avoir fait à trois reprises la navette entre 4 920/4 930 et 4 950 entre 10h et 16h30. Nous avons été incapable d’identifier les causes des deux premiers accès de fièvre haussière de la matinée — et nous restons perplexe face à la surperformance de Paris par rapport à Milan ou Francfort (-0,25%) puis Amsterdam (-0,4%).
En revanche, le dernier rallye indiciel entre 4 922 et 4 958 points — le plus haut du jour –, survenu entre 16h et 16h05, fut déclenché par la publication d’un indice de confiance des consommateurs américains bien plus vigoureux que prévu. Le baromètre grimpe de 105,4 vers 106,5, alors que les reventes de logements se tassent symétriquement de -1,3%. La principale référence hypothécaire à 30 ans dépasse maintenant les 6,80%, ce qui asphyxie la plupart des emprunteurs à taux variable et désolvabilise les primo-accédants.
Ainsi donc, ni le rebond du baril au-delà des 75 $ (et un gallon de sans-plomb à 3 $)… ni le déclenchement d’un conflit au Proche-Orient… ni la multiplication des faillites personnelles pour cause de surendettement… ni le faible niveau des créations d’emplois en juin… ni le ralentissement de la croissance dans le secteur de pointe des semi-conducteurs n’entament le moral des ménages américains.
Un stratège de l’un des principaux réassureurs basés aux Etats-Unis, dont une partie de l’activité englobe la couverture du risque lié au crédit, s’empressait de justifier mardi cet optimisme inoxydable par ce verdict définitif : "il ne faut jamais sous-estimer les ressources du consommateur américain".
** Cela semble résumer à merveille le sentiment général des opérateurs anglo-saxons, alors que la guerre au Proche-Orient franchit chaque jour un nouveau cran. La tournée de Condoleezza Rice n’a débouché sur aucune perspective d’interruption des opérations militaires : elle s’est contentée de souhaiter "l’établissement des conditions d’une trêve durable" — notez qu’elle évite soigneusement d’employer le vocable "cessez-le-feu".
Tous les observateurs et les connaisseurs des conflits qui embrasent régulièrement la région depuis 60 ans savent que ces "conditions" supposent l’éradication du Hezbollah et un changement de stratégie radical de la part de ses commanditaires. Le Premier ministre iranien, Mahmoud Amadinejad, qui se prononçait pour la première fois à ce sujet, s’est fendu d’un "qui sème le vent récolte la tempête" ; l’état-major israélien tient exactement le même discours depuis 15 jours pour justifier le déclenchement des opérations en cours.
Mais le marché a décrété que rien dans les derniers développements de l’actualité géopolitique ne justifiait que les cours de bourse prennent en compte une aggravation des risques de déstabilisation — ou d’embrasement — de la région proche-orientale. S’il voit les choses ainsi, c’est que son jugement a valeur d’axiome, et peu importe que les prémices soient fausses.
Le rebond de 4,5% du CAC 40 en une semaine est de ce fait pleinement justifié : pourquoi chercher plus loin des raisons de se faire peur ?
** Nous avons beaucoup de mal à démêler ce qui relève d’une possible "conviction profonde" du marché et ce qui relève peut-être de calculs plus alambiqués. Comme nous l’avons déjà maintes fois souligné, ce n’est plus la somme des innombrables opinions concernant la marche du monde qui induit sa tendance dominante ; c’est la propre tendance du marché qui conditionne l’émergence d’une opinion dominante. Voilà la clé de la prophétie auto-réalisatrice.
Aussi stupide que soit l’opinion (et la plupart des opinions le sont) du marché, les évènements doivent s’y plier, quitte à travestir allègrement la réalité.
Si nous devions brosser un portrait psychologique du marché, il serait proche de celui d’un enfant capricieux aspirant à la toute-puissance.
Souvent, au cours des 30 dernières années, l’enfant capricieux mais impressionnable a dû faire machine arrière et revenir à la raison lors de l’intervention — parfois musclée — de grandes institutions publiques ou parapubliques, lorsqu’un climat d’exubérance irrationnelle (qu’il s’agisse d’accès de déprime ou bouffées d’euphorie) menaçait d’engendrer une situation incontrôlable. La dernière cartouche fut peut-être tirée par la Fed en octobre 1998, avec l’éclatement de la fameuse affaire LTCM, qui fit vaciller le système économique planétaire.
Mais le vent avait commencé à tourner avec la nomination d’Alan Greenspan à la tête de la Fed en août 1987, puis avec l’ébauche du projet de création d’une grande banque centrale européenne "indépendante". Exit l’interventionnisme des Etats à partir du milieu des années 90, avec, en France, la privatisation des dernières banques et compagnies d’assurance… puis la concrétisation de la BCE, qui n’a effectivement de comptes à rendre auprès d’aucune autorité politique : une référence absolue pour les principales institutions financières qui gèrent l’essentiel des liquidités investies en actions.
L’enfant timoré du siècle dernier, affranchi de la tutelle des "zinzins", de la Banque de France ou du ministère des Finances, est devenu "l’enfant-roi". Il se voit confier les pleins pouvoirs pour fixer le prix de toute entreprise cotée — et donc sa valeur boursière, son taux de croissance, la rémunération de ses dirigeants –, et, par extension, pour régenter les flux économiques qui conditionnent le mode vie quotidien de milliards d’individus.
** La majorité des habitants de la planète ignore l’existence des hedge funds, de la théorie de Dow, de la formule Black & Scholes, des swaps de taux, des trackers et des warrants. Seule une toute petite minorité d’individus peut revendiquer le statut d’actionnaire — et une fraction encore plus infime celui de gérant actif, c’est-à-dire basant l’essentiel de ses prises de positions en temps réel sur des algorithmes et des système de reconnaissance de figures graphiques.
Est également baptisé investisseur actif — et vous appartenez à cette catégorie, cher lecteur — celui qui ne délègue pas la gestion de son portefeuille à des anonymes sortis du même moule, parfaitement interchangeables, et dont l’ambition se résume le plus souvent à faire "un tout petit peu mieux" que l’indice de référence, c’est-à-dire l’incontournable benchmark — celui qui délimite la frontière entre le médiocre et le passable.
L’enfant-roi auquel nous faisions allusion aurait-il par miracle reçu le supplément d’âme que requiert sa fonction ? Le pouvoir absolu dont jouit le marché depuis sa totale émancipation des influences politiques s’accompagne-t-il d’un niveau de sagesse et de pondération proportionnel aux implications décisives liées à sa charge ?
Rien n’est moins sûr. La longue succession d’excès en tous sens depuis sa globalisation, qui remonte aux années 94/95, semble montrer que le marché subit une volatilité grandissante et une versatilité dont il y a tout à redouter.
L’enfant-roi, livré à lui-même, encensé par ses thuriféraires cousus d’or, redouté jusqu’à la servilité par le plus grand nombre, exerce sa tyrannie sans retenue.
Le marché tout-puissant a instauré le règne de l’immaturité. Son jugement fait force de loi, et peu importe qu’il soit fondé sur des raisonnements erronés ou à l’emporte-pièce… Peu importe que le regard qu’il porte sur les entreprises soit d’une consternante myopie, et qu’il se laisse séduire par des escrocs beaux parleurs et truqueurs de bilans ayant endossé le costume de la nouvelle économie : n’est-ce pas lui qui a porté au pinacle les dirigeants véreux d’Enron, de Worldcom ou d’Adelphia ?
Peu importe aussi que sa vision du long terme n’aille pas au-delà de l’heure du goûter ou que ses erreurs passées ne lui servent jamais de leçon. Il est commode d’oublier qu’il est faillible au nom du principe dévastateur selon lequel il a toujours raison.
Avec la démission de ses derniers tuteurs — banques centrales, parrains de la finance institutionnelle –, le marché instaure le triomphe de l’arbitraire et celui de son bon vouloir, celui du juge-arbitre à irresponsabilité illimitée.
** Cependant, le marché est également capable d’intuitions prodigieuses, même si ce n’est pas systématique. C’est incontestablement le système de fixation des prix le plus efficace, celui qui garantit le maximum d’égalité des chances, en théorie, à l’ensemble des agents économiques.
Mais comme tout système, il ne peut fonctionner sans un minimum de garde-fous. Sans cela, il est voué à devenir auto-référent, puis à se détacher progressivement de la réalité et à instaurer une autre forme de tyrannie. Peut être faudra-t-il que l’enfant-roi se prenne une bonne bûche pour qu’il prenne de lui-même conscience de ses propres limites.
En attendant, notre tâche s’avère bien compliquée… car il faut composer avec la personnalité très singulière, et souvent puérile, du marché pour parvenir à une analyse que nous espérons plus mature, et que nous passons notre temps à remettre en cause.
C’est bien ce dernier trait de caractère qui nous rend si différent de l’enfant-roi. Il a pour nom "le doute"… que l’on qualifie souvent d’incoercible scepticisme à l’égard de tous les consensus.
Philippe Béchade,
Paris