La situation financière des pétrolières bitumineuses ne s’arrange pas avec un baril se traitant sous leurs coûts de production et des crédits bancaires évaporés. Tenez, récemment c’était au tour de Royal Dutch Shell de jeter l’éponge et de différer ses investissements canado-bitumineux. Misère… Alors, à quand un plan Paulson pour le bitume canadien ? Ne riez pas : ce pétrole est bel et bien une affaire d’Etat.
La nécessaire intervention de l’Etat américain
Le désengagement de Royal Dutch Shell vient appuyer les propos de notre analyste québécois Pierre Fournier : "il est devenu évident que le secteur privé et le ‘laisser-faire‘ ne suffiront pas à garantir la mise en valeur des sables bitumineux sur une grande échelle. Les coûts, les risques ainsi que les défis technologiques et environnementaux sont tout simplement trop grands", analyse Fournier.
Intervention fédérale… hors de la fédération américaine
Et l’auteur de citer les conclusions d’un groupe de travail présidé par James Schlesinger (ex-secrétaire américain à la Défense puis à l’Energie) et John Deutch (ancien patron de la CIA) : "les Etats-Unis se sont trop basés sur les prévisions du marché pour mener leur politique énergétique, alors que la sécurité à long terme nécessitait une intervention de l’Etat".
MM. Schlesinger et Deutch poursuivent : "des dépenses gouvernementales sont pertinentes dans un tel contexte, car on ne peut compter sur le seul marché pour répondre aux enjeux de la sécurité nationale et de l’environnement."
L’idée est d’encourager la production pétrolière hors du golfe Persique, par exemple aux Etats-Unis — Alaska, m’entends-tu ? — et de promouvoir "le développement du pétrole non-conventionnel canadien, notamment les sables bitumineux."
Soit, mais comment faire ?
Pierre Fournier ne manque pas d’idées. Il évoque des ententes entre les Etats-Unis, le Canada et les deux provinces concernées, des "contrats à long terme garantis à prix fixes, des investissements technologiques pour réduire les coûts et les émissions de carbone", des "subventions, des incitations fiscales"… Une sorte de plan Marshall, Paulson ou qui vous voudrez pour le pétrole canadien !
Attention : le pétrole est d’abord un enjeu politique canadien
Sans doute l’intérêt américain est-il un puissant soutien pour le bitume. Mais c’est aussi — et même avant tout — une question canadienne. Certes, la proximité des Etats-Unis en fait un partenaire tout désigné. "Pour autant, faut-il exclure les autres joueurs étrangers ?", s’interroge Pierre Fournier.
Certains de ces joueurs sont déjà attablés, comme les groupes pétroliers de l’Etat chinois. Ainsi, CNOOC détient 17% de la bitumineuse MEG Energy, quand CNPC et Sinopec prospectent en Alberta ou financent des raffineries.
Depuis lors, "le Canada a fait sienne la position américaine, à savoir qu’il faudrait interdire aux monopoles d’Etats étrangers, surtout à ceux considérés comme hostiles, d’investir" dans ce secteur.
Politique fédérale et mésententes provinciales
Mais voilà, Pierre Fournier estime aussi que "la mise en valeur [des sables bitumineux] donnera lieu à des litiges et des divisions dans le pays qui pourraient poser un défi à l’unité nationale". Effectivement, faute de majorité aux dernières élections, ledit Stephen Harper (Premier ministre canadien) doit composer avec d’autres partis hostiles aux sables pétroliers.
En outre, le Premier ministre de l’Alberta s’est récemment énervé contre le gouvernement fédéral qui contrarie ses projets de centrales nucléaires. Du nucléaire dans l’Alberta peu peuplée ? Mais pour quoi faire ? Mais de l’énergie bon marché nécessaire au traitement des sables bitumineux, tiens ! Car transformer du sable en un baril de brut est on ne peut plus énergivore !
Les sujets de frictions ne manquent donc pas au Canada.
Les Américains auront le dernier mot…
Tout cela n’entame pas la confiance de Pierre Fournier. A brève échéance, le contexte politique canadien ne sera pas exempt de "débats acerbes et d’incertitudes", pense-t-il. Mais selon lui, la quête d’indépendance énergétique des Etats-Unis constitue une tendance autrement plus puissante. Elle mènera à un "développement accéléré des sables bitumineux".
Le temps joue donc en faveur du bitume canadien. Et des investisseurs qui pourront s’offrir cette patience…
Meilleures salutations,
Emmanuel Gentilhomme
Pour la Chronique Agora
(*) Emmanuel Gentilhomme est journaliste et rédacteur financier. Il a collaboré à plusieurs reprises avec le Journal des Finances et la Société Générale. Il suit de près les marchés boursiers européens et étrangers, mais s’intéresse également à la macroéconomie et à tous les domaines de l’investissement. Il participe régulièrement à l’Edito Matières Premières & Devises.