▪ En 1979, un diplômé très doué de 25 ans qui venait de recevoir son doctorat en économie d’Harvard et avait commencé à enseigner au MIT se lia d’amitié avec Fischer Black, un des plus talentueux enseignants du MIT et génie des maths.
Black était un des pères de la « théorie des marchés efficients » — selon laquelle personne ne peut battre le marché sur le long terme en utilisant des données passées et des informations publiques, disponibles pour tous les investisseurs, parce que les marchés incorporent instantanément toutes ces informations. Mais la rencontre de ces deux esprits a complètement fait changer Fischer Black d’avis.
Cela peut paraître surprenant qu’un des universitaires les plus respectés au monde (Black a reçu le Prix Nobel d’économie à titre posthume pour son travail sur l’établissement du prix des options) change de point de vue après une rencontre avec un jeune diplômé de 25 ans.
Ce jeune homme n’était pas n’importe qui. Il avait lui aussi un impressionnant pedigree. Son oncle paternel était Paul Samuelson, le premier Américain à recevoir le prix Nobel d’économie et l’homme que le New York Times a décrit comme le plus important économiste universitaire du 20ème siècle. Son oncle maternel n’est autre que l’économiste de Standford Kenneth Arrow, qui a été en son temps le plus jeune Prix Nobel d’économie et qui a reçu par la suite la plus haute distinction scientifique américaine, la Médaille nationale de Science.
Ce jeune diplômé ajoutait à cela un talent rare pour la provocation rhétorique ainsi qu’un penchant naturel pour les mathématiques. Dans l’une de ses attaques sur l’hypothèse des marchés efficients, il a élaboré un modèle mathématique dans le cadre duquel les investisseurs n’étaient pas du tout rationnels et les prix ne suivaient pas les valeurs fondamentales (contrairement à la théorie d’efficience des marchés). Il a montré que sur une période de 50 ans, en termes de marchés, le modèle irrationnel et le modèle rationnel n’étaient pas distinguables.
▪ Les investisseurs ne sont pas rationnels
Un autre point sur lequel il aimait chatouiller Black et les autres défenseurs de la théorie de l’efficience des marchés était que le monde n’était pas peuplé de personnes rationnelles comme ces vénérables universitaires le croyaient, mais d' »idiots ». Un papier envoyé à son ami Black commençait d’ailleurs par : « CE SONT DES IDIOTS. Regarde autour de toi ».
Le texte arguait que ces « idiots » faisaient bouger les prix sur le marché. Encore plus contradictoire avec la théorie d’efficience des marchés, il disait que ces « idiots » gagnaient parfois plus d’argent que les participants rationnels qui suivaient les enseignements de la théorie des marchés efficients.
Peu à peu, Black commença à prêter attention à l’argumentaire de son ami. Il avait toujours fait l’hypothèse que les investisseurs rationnels allaient un jour ou l’autre battre les performances des « idiots ». Mais ce jeune de 25 ans, fraîchement diplômé, a poussé Black à reconsidérer le fait que ces « idiots » pouvaient prendre l’ascendant sur le marché suffisamment longtemps pour causer des hauts et des bas.
Black changea donc progressivement d’avis. Il commença par utiliser le terme d' »idiots » pour désigner les traders « à l’instinct », qui considèrent leur intuition comme de l’information. C’est là qu’intervint ce qui est peut-être le plus improbable changement dans l’histoire de la pensée financière : par la suite, Black écrivit des articles sur la finance comportementale, remettant radicalement en cause la rationalité des investisseurs.
Tout cela grâce à un jeune homme de 25 ans, aujourd’hui âgé de 58 ans, qui fut en septembre 2013 sous les feux des projecteurs médiatiques : Larry Summers.
Lawrence Summers de son vrai nom a renoncé — à la surprise générale — à briguer le poste de président de la Réserve fédérale américaine.
Ce que nous retiendrons, c’est que jeune, il a tenu tête aux idées de l’époque et instauré une autre théorie des marchés, une vision complètement différente du comportement des investisseurs.
Cette petite histoire nous montre le côté éphémère des théories financières. Certaines idées que l’on pense acquises peuvent être rapidement remises en question.
Chris Hunter a commencé sa carrière en tant qu’analyste matières premières et énergie pour l’agence de presse financière Reuters. Il a également travaillé comme journaliste d’investigation à Dublin, sa ville natale, durant le boom du « Tigre celtique ».
Chris a réalisé ensuite qu’il était plus profitable d’appliquer ses compétences aux marchés. Il travaille en tant qu’analyste financier au sein d’Agora Inc. depuis 2007 et partage désormais son temps entre Buenos Aires et Berlin. |