– « Monsieur ! Monsieur ! Prenez garde : la mer monte ! »
– « La quoi ? (voix ensommeillée)… bof, peu importe : j’achète ! »
** Cette anecdote humoristique bien connue, avec sa dernière réplique surréaliste, la légende l’attribue à un membre illustre de la famille Rockefeller assoupi sous un cocotier aux Bahamas durant un jour de grande marée. Elle reflète assez bien l’état d’esprit des gérants de hedge funds (ou d’autres véhicules d’épargne collective) tel qu’il ressort des interviews collectées ces derniers jours.
Oui, après le grand toilettage des portefeuilles obligataires du milieu de l’été (liquidation massive des positions sur les dérivés de crédit subprime), beaucoup d’investisseurs ont récupéré leurs billes — enfin, ce qu’ils ont pu dans certains cas — et disposent de pas mal de cash à recycler depuis la fin de l’été. Mais ils se retrouvent en mal d’inspiration…
Ils sont prêts à se jeter à corps perdu dans n’importe quel courant d’air ascendant, que celui-ci s’élève à la verticale d’un champ de maïs… d’une mine de cuivre (rendez-vous pour un décollage immédiat sur le CBOT)… ou d’un champ de pétrole (rendez-vous devant la salle d’embarquement d’un NYMEX chauffé à blanc).
** L’inclination de Ben Bernanke à faire du bouche à bouche à Wall Street dès que les indices boursiers affichent une rougeur (signe de quelques petites difficultés respiratoires temporaires) a incité les gérants global-macro à privilégier les actions.
Après le gros ballon d’oxygène de 50 points de base du 18 septembre dernier, la Fed devrait compléter le traitement ce mercredi avec une petite inhalation (à 0,25%) de protoxyde d’azote (également connu sous le nom de gaz hilarant), histoire de venir à bout des ultimes maux de tête résiduels causés par le début d’asphyxie des marchés en pleine période estivale.
Passé la séance du 31 octobre (autrement dit, une échéance monétaire que nous qualifierions de quasi-immédiate), les marchés commenceront-ils à spéculer sur une nouvelle baisse de 50 points de base du prime rate mi-décembre ? Cela matérialiserait une parité du loyer de l’argent de part et d’autre de l’Atlantique, puisque la BCE ne va pas bouger d’ici fin 2007.
Il suffirait de quelques consternantes statistiques économiques de plus — dès le 1er novembre avec les dépenses des ménages et le 2 novembre avec les chiffres de l’emploi — pour relancer la machine à assouplir les conditions du crédit. Tout ça afin de clôturer une cinquième année de hausse consécutive des indices américains en beauté (eh oui, cinq ans déjà !).
En effet, le S&P avait inscrit son plancher d’après-krach fin octobre 2002, avant d’entamer une remontée qui lui a permis d’égaler son record absolu de 1 525 points à la mi-juillet 2007. Puis, il a amélioré à la marge ce score vers les 10 et 11 octobre avec un zénith intra-day voisin de 1 575 points.
Mais cet exploit — qui survient deux mois seulement après le test des 1 400 points dans les conditions que chacun sait — ne met pas le S&P 500 à l’abri de la confirmation d’un double sommet moyen terme (six mois) puis long terme (sept ans).
Cela répondrait vaguement à une logique macro-économique accessible au commun des mortels : une consolidation des indices boursiers sur fond de chute du dollar (10% depuis la mi-février), de ralentissement économique, de flambée du pétrole à 93 $ (60% de hausse en neuf mois) ne s’apparenterait pas à une sanction injuste ou contre-intuitive.
** Mais si Wall Street devait malgré tout pulvériser de nouveaux records d’ici deux petits mois — l’année fiscale s’achevant pour une majorité de gérants le vendredi 21 décembre –, nous prenons le pari que les deux thématiques les plus mobilisatrices, déjà archi-privilégiées depuis fin juillet, continueront d’être les marchés émergents et l’énergie.
Hong Kong semblait hésiter depuis quelques jours au contact des 30 000/30 500 points : voici que l’indice Hang Seng s’envolait lundi matin de 1 200 points (oui, vous lisez bien, cela fait 4% !) au-dessus de son précédent record de la veille.
Nous avons rarement eu l’occasion (et cela ne s’est jamais produit, même au plus fort de l’hystérie des dot.com) de voir un indice synthétisant une capitalisation boursière du calibre du Nasdaq pulvériser un précédent plus haut de 4% d’un coup.
Il semblerait que l’engouement des Occidentaux pour les valeurs asiatiques se soit doublé d’un formidable appel d’air en provenance de la Chine continentale, les épargnants n’ayant jusqu’alors accès qu’à la bourse de Shanghai (ou de Shenzhen). Mais étant désormais autorisés à investir dans des titres qui ne se négocient pas exclusivement en yuans, ils peuvent donc être détenus désormais par des Occidentaux.
** Dès vendredi soir, la Bourse de Paris, favorablement impressionnée par la performance de Wall Street (et les 2% du Nasdaq), se sentait pousser des ailes dès les premiers échanges avec les +14% du titre Nissan en clôture à Tokyo lundi matin. Le feu d’artifice des places asiatiques clôturait à l’unisson sur des gains donnant le tournis (écarts allant de
1,5% à 3,9%).
L’indice parisien devait conserver au final ses gains initiaux : le CAC 40 (0,71%) alignait une troisième séance de hausse consécutive. Les scores à travers l’Europe furent d’une remarquable homogénéité (et la volatilité quasi-inexistante), avec 0,7% à Paris, Amsterdam, Francfort, Londres et même 0,85% à Madrid.
Wall Street se contentait de 0,5% au final (tous indices confondus), ce qui confirmait le pronostic des investisseurs en début de journée. Mais le Dow Jones et le Nasdaq se sont longtemps contentés d’une progression qui n’excédait pas les 0,3%, faute de statistiques économiques ou de trimestriels susceptibles de remettre en cause certaines anticipations.
La dernière semaine du mois d’octobre débute cependant sur de bonnes bases ; les indices américains se retrouvent en situation d’aligner une septième semaine de hausse sur une série de huit — alors que les mauvaises nouvelles n’ont pas cessé de pleuvoir ces 15 derniers jours, avec des profit warnings bien plus nombreux que les trimestriels qualifiés de bonnes surprises.
Mais rien ne semble pouvoir déstabiliser des marchés qui carburent au Fedeuforizens Miraculis. Ils considèrent la flambée des prix du pétrole (le baril tutoie les 93 $) et le nouvel accès de faiblesse du dollar (repassé lundi soir sous les 1,4430/euro) comme un Eldorado d’opportunités de trading et de stratégies d’arbitrages offensives… De quoi réemployer fructueusement les liquidités extraites au fur et à mesure des dernières opérations calamiteuses de portage d’emprunts subprime. N’oublions pas non plus les plus values engrangées sur le carry trade euro/yen…
Eh oui, sur le pétrole, le maïs, le cuivre, les actions chinoises… la mer monte. Cela s’apparente même à un raz de marée. Les investisseurs, shootés à la baisse des taux américains, ne savent que dire « j’achète » lorsqu’ils entendent parler d’une masse de liquidités qui s’élève à leur approche. Ils n’imaginent pas un seul instant que celui qui lance l’avertissement souhaite seulement leur éviter d’être engloutis par des flots que nous savons tumultueux…
Phillipe Béchade,
Paris