** Mon téléphone n’a pas arrêté de vibrer vendredi soir, j’ai été bombardé de SMS et de mails avec des messages du type: "S&P 500 -2,5%, C.LAKTA ;- p", "DJ -120, ton rebond LOL !", "TATOOFO, C1Naskrak, vadadonf", et j’en passe !
Intrigué, j’affiche vers 21h35 les cotations en direct sur mon portable et je découvre effectivement que le S&P 500 affiche une baisse de tous les diables et un score de… 666 points — je n’invente rien, vous pouvez retenir ce seuil comme un point d’inflexion décisif pouvant nous éviter une descente aux enfers.
Et c’est là que me revient en mémoire la conclusion de ma chronique de vendredi dernier : "les 4,25% perdus par le S&P ont peut-être précipité une bonne partie des valeurs américaines dans une zone de survente historique — la perte cumulée sur 2009 a dépassé les 25% à quelques minutes de la clôture sur le Dow Jones. Nous convenons que l’évocation — un peu à l’instinct — d’une opportunité de rebond est un peu gratuite. Il est vrai que de nombreux commentateurs développent régulièrement ce genre d’argument depuis l’automne dernier mais, en ce qui nous concerne, ce doit être la première fois que nous l’insérons dans l’une de nos Chroniques".
J’ai alors rapidement réalisé que certains de mes lecteurs qui m’avaient pris au mot en repassant acheteurs vendredi soir risquaient de passer un très mauvais week-end avec, en perspective, un nouvel écroulement indiciel lundi à l’ouverture.
** Le café était en train de chauffer et l’on s’affairait autour de moi : le plateau de fromage était prié de céder la place aux mignardises ! Je me suis donc dit que j’avais bien une poignée de minutes devant moi pour envoyer quelques instructions (ni vu ni connu) afin de mettre un terme à cette panique boursière — le Dow Jones basculait alors sous les 6 500 points.
Bon, d’accord, cela ne s’est pas passé tout à fait comme cela. Je n’ai pas pianoté d’ordre massif à l’achat sur mon portable dissimulé sous ma serviette — ce n’est pas très reluisant comme méthode. J’ai préféré envoyer une Grosse Onde Télépathique Archi-Positive (ou GOTAP) pour restaurer le calme et la sérénité à Wall Street à un quart d’heure de la clôture.
Je plaisante à peine — ce qui suit est authentique. J’ai effectivement fini par prendre un appel vers 21h30 d’une vieille connaissance que je sais un peu anxieuse depuis quelques semaines… et au son de sa voix, j’ai tout de suite compris qu’il se passait du lourd sur les marchés américains.
Visualisant les scores et les courbes des indices américains, le seul diagnostic que j’ai pu formuler a été le suivant : "il n’y a clairement plus de support historique, nous en sommes à 40 séances de baisse sur 44, à sept mois de repli consécutif — ne cherchez pas, il n’y a aucun précédent depuis 70 ans — et comme un bulldozer fou qui tombe en panne, ce ne sera certainement pas à proximité d’un point de ravitaillement indiqué sur la carte".
Et d’ajouter : "en d’autres termes, ça peut rebondir n’importe quand… puisque c’est la première fois que je reçois autant d’appels ou de SMS au beau milieu de la soirée, émanant de bon nombre d’amis fidèles pour qui la Bourse n’est vraiment pas le centre d’intérêt habituel".
** A peine venais-je de conclure la conversation sur la nécessité de trouver le temps d’aller au cinéma pour aller voir le dernier David Fincher — je suis un fan inconditionnel, chacun de ses films dissèque et décode notre monde au travers d’une parabole philosophique ou initiatique — que les courbes des indices américains se sont mises à remonter en flèche, le Dow Jones reprenant la bagatelle de 150 points en 20 minutes.
Une fois avalé mon café, je suis retourné devant mes écrans pour essayer de comprendre le scénario hallucinant de la fin de séance à Wall Street.
Aucun commentateur n’évoquait l’impact décisif d’une "grosse onde télépathique archi-positive" venu de l’ouest de l’Ile-de-France et qui aurait renvoyé vers le large une lame de fond baissière qui menaçait de dévaster Manhattan.
Quelle ingratitude !
Le déclic haussier serait venu, d’après les dernières dépêches épluchées à la hâte, d’une statistique de la Fed publiée en fin de séance et qui aurait révélé que le volume du crédit à la consommation avait regonflé de façon inattendue en janvier (de +1,75 milliard de dollars) après trois mois de baisse consécutifs.
La hausse est toute symbolique (+0,82% à 2,56 milliards de dollars) mais le consensus à Wall Street tablait sur une contraction de cinq milliards de dollars.
Ce n’est peut-être qu’une étincelle d’optimisme dans un océan de désespoir, la petite frange de lumière qui s’insinue à la base du lourd cumulonimbus après l’orage de grêle, la graine de pissenlit qui germe dans la fissure du plus noir des bitumes — de quoi oublier quelques instants que nous circulons sur la plus longue autoroute baissière depuis le milieu des années 70.
Wall Street, qui a connu le pire automne depuis un bon siècle et demi, matérialise dans la foulée la pire entame d’année boursière de l’histoire.
** Le CAC 40, qui cédait 1,5% à la veille du week-end, effectue le retracement des niveaux planchers de la période du 11 au 13 mars 2003 et de la zone de gap des 2 554 points. Le score hebdomadaire du SBF 120 (plus représentatif de la tendance) s’avérait négatif de 6,5%. L’essentiel de cette chute s’expliquait par un nouvel effondrement collectif des valeurs financières.
Paris pulvérisait au passage tous ses records de séquence de repli avec 16 séances de baisses sur une série de 19 et seulement 10 journées de hausse sur les 44 dernières, soit un ratio inférieur à 4 contre 1.
Le cumul des pertes avait atteint 21% entre le 1er janvier et le 17 mars 2008 — c’était sans précédent depuis 2003. Le score 2009 dépasse désormais les -21,5% compte tenu d’un nouveau plancher annuel inscrit à 2 521 points vendredi.
** Les indices étaient pourtant revenus à l’équilibre peu après 14h30, suite à un "coup de chapeau" aux chiffres du chômage américains qui n’étaient pas pires que prévu.
Ce sursaut n’a pas duré : ce ne sont pas moins de 651 000 emplois qui ont été détruits en février après 655 000 (révisé de 598 000) en janvier et après un mois de décembre catastrophique (-681 000 au lieu de -577 000). Le taux de chômage repasse de 7,6% à 8,1%.
La barre des 10% de sans-emplois devrait être franchie avant l’été aux Etats-Unis. Le taux de chômage réel est quant à lui de 15% ; il existe en moyenne quatre demandes pour un poste à pourvoir — et encore, ce n’est que par le truchement d’une pyramide des âges plus favorable aux entrants sur le marché du travail.
** Comme si les divers éléments objectifs d’un scénario de dépression ne suffisaient pas, les investisseurs sont tétanisés par des rumeurs d’augmentations de capital en cascade, de dépôt de bilan d’entreprises de premier plan (comme les constructeurs automobiles américains) et par la poursuite des dépréciations d’actifs sur les dérivés de crédit.
Les valeurs financières se retrouvent de nouveau être les plus exposées. Elles ont subi une correction collective d’une ampleur qui donne le vertige. La semaine dernière, Natixis a dévissé de 25%, Crédit Agricole de 22%, Société Générale de 20,5%, BNP Paribas de 16,4%. De leur côté, les principales compagnies d’assurance britanniques continuaient de dégringoler avec une chute de 15% sur Aviva ou Wolseley, qui augmente son capital.
Aux Etats-Unis, le premier assureur (AIG), la première banque (Citigroup) et le premier constructeur automobile du monde (General Motors) sont tombés en moins de 18 mois du statut de titans à celui de penny stocks. Même 1929 n’avait donné lieu à un tel carnage boursier…
Philippe Béchade,
Paris