En quelques mois, le financement massif de l’IA par la dette a fait émerger un risque bien plus tangible : celui d’un choc obligataire aux conséquences systémiques.
Les promesses autour de la valeur ajoutée que créera l’IA générative n’engagent plus uniquement ceux qui y croient : elles ont atteint une telle ampleur qu’elles font peser un risque sur le système financier mondial.
La valorisation boursière des entreprises du secteur a fait couler beaucoup d’encre cette année, et à raison. Lorsqu’un fabricant de puces comme Nvidia vaut plus de 4 200 milliards de dollars (plus que le PIB de la France), ou qu’une entreprise comme OpenAI lève des fonds sur la base d’une valorisation de 750 milliards (alors qu’elle perd 13 milliards par trimestre) pour 4,3 milliards de chiffre d’affaires, les marchés sont sans nul doute entrés dans une phase d’euphorie.
Pour autant, même si la bulle des valorisations boursières éclate, le risque pour l’économie réelle reste limité. L’action Nvidia s’échangeait plus de 200 $ début novembre, et moins de 175 $ jeudi dernier. Sur le papier, les actionnaires ont perdu 12,5 % de leur richesse en moins de deux mois… mais cette perte virtuelle fait suite à un gain lui aussi virtuel. En réalité, la plupart des actionnaires actuels ont acheté le titre à un prix bien moins élevé que sa valeur présente.
Un actionnaire en position depuis un an aurait acheté l’action autour de 130 $, tandis que celui qui aurait conservé ses titres cinq ans serait entré sur le dossier à moins de 14 $. Après des années de hausse quasi-continue, rares sont les investisseurs de long terme qui risquent une moins-value, et ce même si le titre venait à perdre 50 % de sa valeur.
La situation est bien différente sur le front obligataire. Les prêteurs qui financent les entreprises de l’IA ont payé de leur deniers chaque centime du stock de dette. Un défaut, même partiel, se transformera en perte sonnante et trébuchante pour les prêteurs, et reviendra à détruire de la richesse bien réelle.
Or, après des mois d’euphorie, la capacité des entreprises du secteur de l’IA à rembourser leur dette apparaît de moins en moins acquise. Une fois les dépenses d’investissement faites, seul des ventes de services massives et rentables seront en mesure de rembourser les prêteurs… et celles-ci tardent à se matérialiser.
Pire encore, les encours de la « dette de l’IA » atteignent des montants tels qu’un défaut de paiement aurait une importante systémique.
Selon les analystes de Goldman Sachs, les principales entreprises de l’IA ont émis pour près de 150 milliards de dollars de dette cette année pour financer leurs investissements. Le précédent record de 127 milliards levés en 2024 a été largement dépassé. Au total, les entreprises de la tech américaine feraient face à un stock de dette de 1 300 milliards de dollars. Cela représente le tiers du montant de la dette publique française… et personne ne sait comment elles pourront le rembourser.
Quand le jeu de chaises musicales s’arrête
Le marché obligataire peut, comme le marché actions, cacher longtemps ses faiblesses intrinsèques tant que les protagonistes gardent confiance en l’avenir. Mais lorsque l’optimisme s’évapore, la situation se retourne brutalement et les prêteurs se retrouvent face à la solvabilité réelle des emprunteurs.
Le géant Oracle nous a récemment offert une parfaite illustration de cette mécanique. Au mois de septembre, sa levée de 18 milliards de dollars pour financer ses investissements dans l’IA a été accueillie à bras ouverts par les marchés. Les prêteurs ont proposé d’apporter plus de 5 fois le montant demandé. Dans le même temps, la valeur de l’action Oracle a dépassé les 328 $, valorisant l’entreprise plus de 900 milliards de dollars. Pour Wall Street, la firme créée en 1977 allait connaître une seconde jeunesse grâce à la demande de services autour de l’IA.
Mais le sentiment de marché s’est retourné à la mi-octobre. Le plan d’investissement massif du groupe, qui a fièrement annoncé son intention de dépenser 300 milliards sur cinq ans pour acheter des puces Nvidia, a finalement semblé plus risqué que prometteur. Selon Bloomberg, ce montant ne couvrirait même pas les frais de structure des centres de données qui seront loués, ajoutant aux dépenses à venir 248 milliards de dollars aujourd’hui non financés.
La rupture de confiance qui s’ensuivit a eu des conséquences drastiques. Le cours de l’action Oracle a dévissé, et le groupe a perdu 45 % de sa capitalisation boursière en deux mois. Ses obligations, pourtant intrinsèquement moins risquées que les actions, ont aussi vu leur valeur plonger. Avec une baisse de 14 % en trois mois, son emprunt prévu pour être remboursé en 2060 a connu un véritable krach obligataire. La sanction est d’autant plus sévère que la Fed a baissé ses taux directeurs dans le même temps, ce qui aurait dû soutenir la valeur des obligations de long terme.

Evolution de la valeur de marché de l’obligation Oracle d’échéance 2060 (infographie : Deutsche Börse)
Cette augmentation de la prime de risque exigée par le marché pour prêter à Oracle reflète les doutes quant à sa capacité de survie à long terme. En ce sens, le signal le plus inquiétant est sans nul doute l’évolution des CDS du groupe, ces instruments financiers qui peuvent être achetés pour protéger les prêteurs d’un risque de défaut de paiement.
Alors qu’une couverture coûtait seulement 0,36 % par an au mois de juin, elle coûte depuis décembre près de 1,3 % par an, au plus-haut depuis la crise des subprimes. Pour les grosses mains de Wall Street, le risque qu’Oracle ne parvienne pas à honorer ses engagements actuels (sans même évoquer les émissions à venir) est désormais significatif.
La même inquiétude se manifeste autour de Meta, la firme de Mark Zuckerberg. Après son pari manqué dans le métaverse, qui a englouti plus de 50 milliards de dollars, elle compte investir jusqu’à 600 milliards dans l’IA dans les prochaines années. Sur la seule année 2025, les dépenses devraient atteindre les 72 milliards avant de dépasser les 100 milliards l’an prochain. Une somme bien supérieure au résultat annuel du groupe (32 milliards en 2023, 62 milliards en 2024) et qui sera financée par l’émission de nouvelles dettes. Entre le 19 septembre et le 19 novembre, l’action a perdu près du quart de sa valeur.
Vu la taille des engagement pris par ces acteurs, il suffirait que le secteur de l’IA n’apporte pas les milliards attendus pour que leur solvabilité soit remise en cause. Et les centres de données dédiés à l’IA n’ayant presque aucune valeur pour d’autres usages, aucun actif ne pourra être revendu pour couvrir les pertes en cas de défaut de paiement.
La seule inconnue qui demeure sera la capacité du marché obligataire à absorber un défaut sur un stock de dettes à treize chiffres. Les investisseurs les plus aguerris se souviendront que le stock de dette subprimes émise entre 2000 et 2006 avait justement atteint les 1 500 milliards… avant que la musique ne s’arrête et que la crise éponyme emporte avec elle l’ensemble du marché obligataire, plongeant le reste de l’économie dans la récession.
