Produit alimentaire aux propriétés étonnantes, le fromage révèle à la fois l’émergence spontanée de la monnaie et les conséquences inattendues des politiques publiques.
Durable, transportable, divisible, vendable dans le temps, dans l’espace et à toute échelle… Pour les économistes autrichiens, ce sont là les propriétés essentielles d’une monnaie saine. Mais au-delà de ce fascinant phénomène social qu’est la monnaie saine, ces propriétés peuvent aussi décrire une autre merveille de l’humanité : le fromage.
Ce sont précisément ces propriétés – combinées à sa densité nutritionnelle – qui ont conféré au fromage un rôle important dans l’histoire militaire, qu’il s’agisse de nourrir les légions de la Rome antique ou, de façon assez remarquable, de contribuer à l’essor de l’empire mongol, le plus vaste empire terrestre contigu de l’Histoire.
Parce que leur alimentation dépendait des récoltes, les armées sédentaires étaient contraintes de rester à proximité des terres cultivées ; les Mongols, en revanche, pouvaient s’aventurer loin de leurs bases et mener de violentes campagnes de siège grâce à leurs provisions de viande séchée, de lait fermenté et de fromage dur.
Les propriétés du fromage, proches de celles d’une monnaie saine, en ont parfois fait un moyen d’échange ou une réserve de valeur, deux fonctions essentielles de la monnaie. Des loyers furent ainsi payés en fromage dans les royaumes de Méditerranée occidentale au début du Moyen Age, et certaines communautés pastorales de l’Himalaya s’acquittaient encore de leurs impôts en fromage au XXᵉ siècle.
Cette utilisation d’un produit de base dans le troc illustre une fois encore la manière dont la monnaie peut émerger spontanément, de façon décentralisée – contredisant ainsi les théories chartalistes et la théorie monétaire moderne, selon lesquelles la monnaie serait une création de l’Etat. Le Grand Incendie de Londres, en 1666, illustre bien le rôle de réserve de valeur qu’a pu jouer le fromage : le diariste Samuel Pepys raconte comment il enterra une meule de parmesan pour la mettre à l’abri, tant elle lui paraissait précieuse.
Toutefois, les économistes autrichiens rappelleraient – à juste titre – que le fromage n’est pas une monnaie à proprement parler ; pour l’être, il faudrait qu’il constitue le moyen d’échange le plus largement accepté à l’intérieur d’un territoire donné.
Au-delà de son utilité pour réfuter les théories étatiques de la monnaie, le fromage permet de déconstruire une autre idée fausse tout aussi répandue, selon laquelle l’interventionnisme de l’Etat servirait le bien commun. Comme l’affirme Mises dans son court mais remarquable essai, Economic Policy: Thoughts for Today and Tomorrow, l’interventionnisme commence quand le gouvernement s’autorise à interférer avec les phénomènes du marché. Et peu d’histoires illustrent plus clairement les dérives de cette logique que celle du fromage d’Etat.
Commençons par une information stupéfiante : le gouvernement américain détient aujourd’hui environ 1,4 milliard de livres de fromage – soit plus de 635 millions de kilos – entreposés pour l’essentiel dans des caves à fromage du Missouri. Pour vous donner un ordre d’idée, cela suffirait à nourrir l’ensemble de la population des Etats-Unis pendant près de quatre jours, si chacun adoptait un régime exclusivement fromager (en équivalent calorique).
L’histoire de cette accumulation ne surprendra guère les lecteurs de l’essai de Henry Hazlitt, L’Economie politique en une leçon, qui – suivant l’enseignement de Bastiat sur les effets invisibles des politiques publiques – invite à examiner les conséquences d’une mesure politique, quelle qu’elle soit, non seulement pour un groupe, mais pour tous.
A la suite d’une pénurie laitière survenue dans les années 1970, les prix du lait flambèrent et le gouvernement Carter mit en place une vaste politique de subventions. En l’espace de quatre ans, près de deux milliards de dollars furent injectés dans la filière laitière, provoquant, sans surprise, une surproduction. Les éleveurs savaient que l’Etat rachèterait toute la production que le marché ne pourrait absorber. Comme le lait se conserve mal, le gouvernement transforma les excédents en fromage, beurre et lait en poudre.
Tout en reconnaissant le désastre économique, certains médias comme Planet Money de NPR présentèrent ce programme de subventions comme « pavé de bonnes intentions ». Mais il est de notre devoir de nous interroger sur les intentions du gouvernement.
Beaucoup de programmes d’aide alimentaire, prétendument créés pour venir en aide aux plus démunis, n’étaient en réalité que des moyens d’écouler des surplus – qui étaient eux-mêmes le résultat de l’interventionnisme. Comme l’explique Andrew Novakovic, professeur d’économie agricole à l’université de Cornell : « Presque tous les grands programmes d’aide alimentaire ont été imaginés par le secteur agricole, pour écouler des excédents de production. »
En 1981, le ministre de l’Agriculture de l’époque déclara devant la presse, brandissant un bloc de fromage de deux kilos, couvert de moisissure : « Nous en avons soixante millions comme celui-ci. Moisis, pourris… nous ne trouvons pas de marché, nous ne parvenons pas à les vendre, et nous cherchons à en donner une partie. » Dans la foulée, le gouvernement Reagan lança le Temporary Emergency Food Assistance Program (TEFAP), un programme consistant à distribuer, entre autres, du fromage appartenant à l’Etat à des banques alimentaires et des centres communautaires, et qui s’est imposé depuis comme un véritable totem de la culture américaine.
Les interventions de l’Etat, aussi minimes soient-elles, peuvent avoir des répercussions culturelles profondes. D’aucuns affirment, par exemple, que l’inflation monétaire détruit la civilisation. Dans le cas qui nous intéresse, les subventions destinées aux producteurs de lait, et la surproduction qu’elles ont engendrées, ont abouti à de vastes campagnes visant à promouvoir la consommation de lait.
Mises avertissait qu’une politique hybride, oscillant entre capitalisme de marché libre et économie planifiée, crée un système instable – une forme de socialisme par étapes.
Le cas du fromage d’Etat en est une illustration éclatante : ce qui avait débuté comme une aide aux producteurs laitiers s’est transformé en gigantesques programmes d’aide alimentaire. C’est l’histoire d’un secteur qui a su orienter la politique publique à son profit, au détriment des autres producteurs, notamment les petits fermiers, et des consommateurs.
Cela montre à quel point les conséquences de l’interventionnisme peuvent être pernicieuses dans un système démocratique perméable au lobbying.
L’industrie du maïs a connu une situation similaire : les subventions ont entraîné une surproduction massive, puis la prolifération du sirop de maïs dans les aliments transformés et la promotion de l’éthanol de maïs comme carburant prétendument « vert ». L’histoire s’est répétée avec les huiles de graines : jadis simples résidus industriels, elles sont désormais portées aux nues dans les recommandations nutritionnelles officielles du gouvernement américain.
Bien entendu, les lobbies ne constituent pas un bloc uniforme.
Ces dernières années, les pourfendeurs des produits d’origine animale se sont imposés au sein des instances sanitaires américaines, reléguant au second plan les défenseurs de l’industrie laitière. Malgré quelques signes de changement depuis la nomination du nouveau ministre de la Santé, la consommation de produits laitiers continue de diminuer.
Cela reflète sans doute un phénomène plus large : celui de la « nourriture fiduciaire », procédant de recommandations nutritionnelles biaisées, elles-mêmes issues de politiques économiques inflationnistes. En d’autres termes, l’objectif est de promouvoir des aliments moins coûteux pour alléger le fardeau de l’inflation que ressentent les consommateurs.
Cette contraction de la consommation de produits laitiers explique en partie pourquoi le gouvernement américain se retrouve aujourd’hui à la tête d’un stock de 1,4 milliard de livres de fromage. Qu’il s’agisse du fromage d’Etat ou du sirop de maïs à haute teneur en fructose, des huiles de graines ou de la pyramide alimentaire, le scénario est clair : les interventions de l’Etat servent les intérêts des lobbies, pas ceux de la santé publique.
Ainsi, le fromage d’Etat illustre bien l’un des échecs les plus emblématiques de l’interventionnisme. Ce dernier est un frein à la liberté et à la prospérité. Le monopole de l’Etat sur la loi et la protection lui permet d’étendre son influence à un nombre croissant de secteurs de l’économie. Vu sous cet angle, l’idée même d’un Etat réduit à un rôle de simple veilleur de nuit semble moins réaliste que celle qui consisterait à démanteler purement et simplement l’appareil monopolistique et contraignant de l’Etat.
Article traduit avec l’autorisation du Mises Institute. Original en anglais ici.
