Dans une vallée oubliée d’Argentine, à 9 000 pieds d’altitude, le chagrin et les rites simples mettent en lumière ce que l’on perd parfois de vue : la valeur réelle du temps.
« La mort n’est pas une chose à craindre. Elle fait partie de la vie », a expliqué le prêtre.
Nous écoutions l’oraison funèbre de l’un de nos travailleurs, décédé subitement la semaine dernière. Le jeune homme avait contracté une pneumonie ; puis, sur le chemin de l’hôpital, il a succombé à une crise cardiaque.
« Nous ne craignons pas la mort, a poursuivi l’aumônier, parce que Dieu a laissé mourir son fils unique. Nous suivons son exemple. Et nous le faisons en sachant que Jésus a vaincu la mort pour nous tous. Nous mourrons donc… mais comme notre frère José… nous aurons la vie éternelle. »
C’est ainsi que le prêtre a énoncé la promesse la plus spectaculaire du christianisme. Les gens ont beau y croire, ils ne sont pas pressés de la mettre à l’épreuve. Un jeune homme appuie sur l’accélérateur ; un homme plus âgé, lui, sait où cela mène et préfère ne pas s’y précipiter.
José faisait partie des jeunes employés du ranch quand nous sommes arrivés ici, il y a presque vingt ans. Il est mort à 48 ans.
Pour les lecteurs qui nous découvrent, nous sommes venus en Argentine pour suivre nos propriétés agricoles, désormais gérées par notre fille et son mari. Ces propriétés sont le fruit d’une tentative un peu maladroite de résoudre un problème en en créant d’autres. Le premier ranch n’a jamais été rentable, alors nous en avons acheté un second, juste à côté. Heureusement, l’Argentine traversait une crise financière, ce qui a rendu l’investissement abordable.
Mais il fallait penser à l’avenir. Nous espérions laisser à nos enfants une belle propriété plus ou moins rentable. Mais les deux ranchs, même ensemble, ne parvenaient toujours pas à dégager des bénéfices. Nous avons alors acquis des terres cultivables, plus à l’est, plates, fertiles, sans charme mais productives, et où les précipitations suffisent à se passer des coûteux systèmes d’irrigation manuelle.
Les « regadors » sont des hommes qui déplacent les canaux à la pelle pour diriger de petits ruisseaux d’eau dans d’immenses champs de luzerne, de maïs, d’oignons ou d’autres cultures. Les salaires sont très bas ici, mais ils s’accumulent.
En général, les travailleurs les plus âgés passent leurs journées à irriguer. Les plus jeunes, comme José, sont des cow-boys. Ils montent à cheval pour s’occuper des troupeaux. Ce sont des hommes robustes, prêts à lutter contre un veau, à combattre les condors ou à perforer les intestins d’une vache ballonnée.
José était un cow-boy. Petit et trapu, il était fort et très en forme. Lors d’une rafle, nous l’avons vu attraper une grosse vache au lasso, enrouler la corde de cuir brut derrière son dos et se faire tirer par l’animal en colère, en dérapant à travers le corral comme s’il faisait du ski nautique.
L’annonce de sa mort a donc été un choc. Avec les parents et les amis, nous nous sommes empressés de retourner au ranch pour lui dire au revoir.
Toutes les personnes en deuil, à l’exception de votre rédacteur et de sa famille, semblaient faire partie de sa famille. Peau foncée, cheveux noirs et luisants : on aurait dit que le sang espagnol n’avait jamais franchi les montagnes jusqu’à cette vallée. Et peut-être est-ce bien le cas.
Notre ranch s’appelle Gualfin, ce qui signifie « l’endroit au bout ». Il se trouve à 9 000 pieds d’altitude, dans un paysage aride, balayé par les vents, adossé à un désert de haute altitude qui s’étire jusqu’au Chili.

Le ranch de Gualfin © Bill Bonner
Nous n’avons jamais vu l’arrière du ranch. Une fois, nous avons essayé. A cheval, nous avons remonté la vallée, avec l’intention de franchir la crête d’une montagne et d’atteindre le désert. C’est là, en son coeur, que coule la « rivière des canards », réputée pour ses truites parmi les plus savoureuses au monde. Le voyage devait durer environ vingt-quatre heures : une montée le premier jour, une nuit dans une cabane de pierre isolée, puis la descente jusqu’à la rivière le lendemain.
Mais il était trop tard dans la saison. La température est tombée brutalement pendant la nuit, tout avait gelé. Et à plus de 3 000 mètres d’altitude, le froid devient vite implacable. Nous étions dans la soixantaine, et aucun de nous n’arrivait à dormir. Au lever du jour, nous avons rangé nos affaires et rebroussé chemin.
José, lui, aurait continué. C’était un dur à cuire.
Après la messe, nous nous sommes serrés dans des camionnettes en direction du terrain de football. José y avait joué, encouragé, vibré. Ses anciens coéquipiers ont creusé une fosse en plein milieu du terrain et y ont déposé son maillot. Les klaxons ont retenti, les mains ont applaudi, une acclamation s’est élevée dans l’air sec.
Puis est venu le moment le plus douloureux. Le cortège s’est dirigé vers le cimetière du ranch. Entouré d’un solide mur de granit, ce petit cimetière, en hiver, semble être l’endroit le plus froid, le plus inhospitalier que l’on puisse imaginer. Un mourant, s’il l’apercevait en juillet, pourrait bien décider de vivre encore jusqu’en septembre. Mais ce jour-là, il restait un peu d’herbe verte, quelques buissons en feuilles. Le ciel, comme presque toujours ici, était parfaitement dégagé. Et notre « Boot Hill » n’avait rien de sinistre.
Six cow-boys, le regard grave mais droit, ont porté le cercueil jusqu’à la tombe. Jusqu’à cet instant, la veuve de José – sourde – était restée hébétée, mais debout. Lorsqu’elle s’est penchée sur la boîte pour l’embrasser, les sanglots ont surgi, discrets d’abord, puis plus intenses, plus déchirants. Deux cousins – car ici, presque tous sont cousins, neveux, oncles – l’ont doucement éloignée et prise dans leurs bras.
Les fils, les frères, les soeurs, les parents ont suivi, chacun envahi par le chagrin. Certains se sont effondrés, soutenus par des bras solides, consolés par des mots doux. Nous autres, épiscopaliens, avons appris à ne pas trop montrer nos émotions en public. Mais face à tant de douleur sincère, de larmes, de gémissements, même les Nord-Américains présents ont vu leurs lunettes s’embrumer.
Un petit garçon, un neveu, était inconsolable. Son père a dû l’emmener loin de la tombe.
Lorsque nous avons tous aspergé le cercueil d’eau, nous y avons déposé les objets préférés de José – un lasso et un drapeau de son équipe de football. L’aumônier, qui avait suivi les événements depuis la périphérie, s’est avancé. Il prononça les mots familiers : de la poussière à la poussière, des cendres aux cendres.
Les cow-boys l’ont descendu dans le sol. Nous nous sommes approchés, avons pris une poignée de terre et l’avons jetée sur le cercueil pendant que les personnes en deuil versaient des bouteilles de vin, de coca-cola et de whisky. Ils ont jeté des cigarettes, et des feuilles de coca. D’autres des choses préférées de José.
« Ce n’est pas vraiment une coutume catholique, explique le prêtre. Mais ici, dans la vallée, nous avons toujours mélangé un peu de Pachamama à notre religion. »
Les pelleteuses sont arrivées et les mottes sont tombées, recouvrant rapidement le cercueil. Un homme a pelleté pendant un certain temps, puis a passé l’outil à quelqu’un d’autre. On continua ainsi jusqu’à ce que le trou soit comblé. Des pierres ont été placées sur le dessus, avec une croix en bois à la tête et des bouquets de fleurs si nombreux qu’ils ont pratiquement recouvert la tombe.
Quand tout fut terminé, le père de José a remercié chacun d’être venu lui dire adieu, et a annoncé qu’un déjeuner serait servi chez son fils.
Après avoir partagé un repas composé de boeuf, de pommes de terre et de salade de tomates, nous avons exprimé nos regrets du mieux que nous pouvions et nous sommes partis. C’était le début de la soirée… Les ombres remontaient lentement les flancs des montagnes vers le sud. Et un vent frais s’élevait sur les hautes plaines.
1 commentaire
Un bel hommage… La Chronique Agora, ce n’est pas toujours que de la finance, et c’est très bien d’y conserver ces considérations simplement humaines.