La conférence de presse de Jerome Powell après la dernière réunion de la Fed a confirmé que la banque centrale s’inquiète du stress accru sur le marché financier. Mais quelle réponse peut-elle réellement apporter ?
Parlons clairement entre nous : Powell va resserrer tout en ne resserrant pas. Il nous annonce que l’on ne rentre pas dans le schéma de Volcker, mais que l’on reste bien dans le schéma de Greenspan.
Alan Greenspan a introduit un changement de politique « séduisant » au début des années 1990. C’est pour cela qu’il a été appelé Maestro. Il a instauré l’approche asymétrique de la politique monétaire, qui consiste à relâcher agressivement tout en serrant timidement, par les fameux baby steps.
Par cette asymétrie, Greenspan nous a installé sur la pente glissante de l’accommodation et de la gestion des bulles. Désormais, la Fed nous confirme qu’elle reste bien dans ce système et qu’elle n’a pas envie de le bousculer. Elle dit vouloir veiller à rester prudente pour ne pas ramener les taux à un niveau qui nuirait à la croissance et créerait des risques pour l’économie.
Rester dans l’imaginaire
La Fed veut rester dans son imaginaire, dans le monde magique du free lunch : on peut produire toute la dette que l’on veut sans en payer les conséquences, sans obérer la demande future, sans peser sur la croissance à venir. Il n’y a pas de coût au dopage et à la prise de drogue. On peut en sortir en douceur sans avoir mal.
Le « en même temps » rejoint mon analyse sur la monnaie-magique-moderne ; il nous situe dans l’imaginaire où l’on rase gratis, où les autorités sont des démiurges et marchent sur l’eau.
En résumé, Powell ne nous dit rien d’autre que ceci : « Je veux freiner l’inflation mais pas jusqu’au point ou cela freinera l’économie. »
Et les marchés ont bien entendu le message !
Mohamed El-Erian est d’accord avec cette idée, et précise qu’il s‘attend à une sorte de « stop and go » politicien. La Fed prépare une pause pour septembre, pour les élections de mi-mandat, afin d’aider Biden à ne pas perdre trop la face. Elle accepte ainsi que l’inflation non vaincue reparte jusqu’en 2023. C’est ce qu’il a expliqué à Bloomberg TV, le 27 mai dernier :
« Je pense que la Fed va devoir choisir entre deux erreurs politiques : appuyer trop fort sur les freins et risquer une récession, ou appuyer sur les freins dans un schéma de stop and go – faire une pause lors de la réunion de septembre en serait un exemple – et risquer d’avoir de l’inflation jusqu’en 2023. »
D’où vient le problème ?
Je ne suis pas d’accord avec le jugement de El-Erian qui semble considérer que la Fed fait une erreur. Son jugement est trop restreint. Cliquez ici pour lire la suite !
Son jugement est trop restreint.
Ce n’est pas maintenant que la Fed fait une erreur, non ; elle fait ce qu’elle doit faire compte tenu des choix antérieurs. Le vin est tiré, il faut le boire et il n’est plus possible de revenir en arrière. Il faut rester asymétrique, il faut accepter qu’il n’y ait qu’un sens : la dérive, jusqu’à la fin de l’expérience.
Mon sentiment est que Powell ne commet pas d’erreur de gestion. Il gère au mieux dans le cadre qui lui a été légué, celui du « great experiment ». Il le fait durer, il le prolonge du mieux qu’il peut.
Les dommages qui seraient causés par un vrai cycle de resserrement sont insupportables pour le système, tant le paquebot mondial est chargé, tant l’équilibre est instable, fragile. Le monde entier est du même côté du bateau, c’est-à-dire du côté du laxisme, des taux bas, de la monnaie surabondante. Tout le monde a besoin que cela continue.
Le monde ne peut supporter ni la hausse des taux, ni la réduction du bilan de la banque centrale mondiale, et encore moins la hausse du dollar qui en résulterait. Le mode de contagion si Powell abandonnait l’asymétrie, c’est le dollar. Sa hausse ferait d’abord très mal à la périphérie, puis en retour provoquerait un choc négatif aux Etats-Unis. Cela, Powell l’a compris depuis 2013.
Des changements de fond
Les péchés ont été commis. Il faut les expier, mais il n’est pas possible de les confesser sans déclencher un Armageddon. Il faut s’enfoncer dans le mensonge.
Le risque est bien plus grand que « d’avoir de l’inflation jusqu’en 2023 ». Il est systémique. C’est une donnée. Nous sommes en train d’assister à un changement séculaire vers des forces inflationnistes durables :
– pyramides de monnaie et de dette hors de proportions avec tout ce que le système peut assumer et honorer ;
– pénuries, raretés physiques de toutes sortes, tout frotte, plus rien ne glisse ;
– marchés du travail extrêmement tendus, la spirale des salaires et des prix est en passe de s’enraciner ;
– dislocation des chaines d’approvisionnements ;
– démondialisation et re-domestication ;
– destruction des consensus politiques ce qui oblige au laxisme pour avoir la paix sociale ;
– transition climatique qui produit un besoin colossal de reconversion et de ressources ;
– épargne réelle faible, tout « le long » est financé avec du « court spéculatif »…
… et puis, par-dessus tout, la perspective de la guerre.
[NDLR : Retrouvez toutes les analyses de Bruno Bertez sur son blog en cliquant ici.]