Au-delà du psychodrame du shutdown qui se reproduit régulièrement aux Etats-Unis, il faut repenser le risque de faillite des Etats.
La situation budgétaire des Etats-Unis est toujours très compliquée. Le débat sur le relèvement du plafond de la dette resurgit régulièrement et, avec lui, les craintes d’un défaut technique par le plus grand emprunteur du monde sur les marchés financiers. Ce plafond a été révisé à la hausse une quinzaine de fois, au cours des deux dernières décennies.
Le niveau d’endettement maximal de l’Etat fédéral est fixé par le Congrès, et c’est celui-ci qui valide le relèvement du plafond de la dette pour assurer les dépenses courantes de fonctionnement. L’hypocrisie comptable des finances publiques US est cependant de faire croire que ces dépenses de fonctionnement sont des dépenses d’investissement (financement d’infrastructures en tous genres et même financement de l’indispensable transition énergétique).
Donc, même en relevant le plafond de la dette, il ne reste d’ores et déjà plus un seul dollar en caisse pour financer ces vraies dépenses d’avenir (les dépenses dites d’investissement comme les baisses d’impôts en tous genres). Et cela sans même parler des dépenses non provisionnées (santé, retraites du secteur public, notamment).
L’endettement accélère avec les crises
En tout cas, plus le temps passe et plus les débats sur le shutdown (c’est-à-dire le risque de non relèvement du plafond de la dette publique) relèvent du psychodrame. Certainement en raison du niveau de plus en plus insoutenable de la dette publique américaine. Elle est passée d’environ 5 600 Mds$ en 2000 à 10 000 Mds$ en 2009. Elle a ensuite dépassé les 20 000 Mds$ début 2019 et atteint 28 500 Mds$ aujourd’hui.
L’endettement public déjà insoutenable s’est accéléré depuis mars 2020 – comme partout dans le monde – sous l’effet de la crise Covid. Mais, surtout, sous l’effet des mesures des gouvernements affirmant sur les ondes que le « quoi qu’il en coûte » faisait désormais office de doctrine budgétaire. On voit bien chez ceux qui étaient déjà peu performants en matière de gestion budgétaire à quel point il sera difficile de revenir en arrière et de rendre réversible le « quoi qu’il en coûte ».
Pour en revenir aux Etats-Unis, rappelons quelques éléments de l’histoire budgétaire récente de ce pays. Les démocrates n’ont pas oublié le shutdown de 2013. A l’époque, voulant remettre en cause la mise en place de l’Obamacare, une partie des républicains avait refusé de voter le budget 2014. Ce blocage avait entraîné un défaut technique de l’Etat durant 16 jours, dont le coût final sera estimé à 24 milliards de dollars.
N’oublions pas que les débats sur le plafond de la dette en 2011 et 2013 avaient vite trouvé une solution grâce à la pacification du speaker de la Chambre des représentants, John Boehner. Celui-ci avait toujours cherché à neutraliser la minorité des « faucons » – les partisans de la rigueur fiscale au sein du parti républicain – via un accord « bipartite » avec Nancy Pelosi, alors chef de la minorité démocrate à la Chambre, et le président Obama.
Le risque est écarté, temporairement
L’épée de Damoclès du défaut de paiement est permanente, puisque celui-ci est extrêmement dépendant du contexte politique aux Etats-Unis. Le 7 octobre dernier, il a été annoncé qu’un accord avait été obtenu au Congrès sur la suspension du plafonnement de la dette jusqu’à… début décembre, écartant ainsi provisoirement le risque d’un défaut de paiement des Etats-Unis.
Certains nous diront que, quelle que soit la couleur politique de la majorité parlementaire, démocrates et républicains ont toujours finalement intérêt à s’entendre pour que l’Etat puisse continuer à « vivre ». Certes. Mais c’est une chose que de voter le relèvement du plafond de la dette publique et c’en est une autre, bien plus compliquée (et ne dépendant cette fois pas du bon vouloir de la classe politique), que d’assurer en continu le refinancement de cette dette sur les marchés financiers.
Ce n’est donc pas être catastrophiste que de penser que la situation des finances publiques aux Etats-Unis conduira un jour à une grave crise financière, puisque les déficits ne sont pas financés « naturellement ». Le financement se fait notamment par de l’épargne non résidente, relativement facilement grâce au statut du dollar, encore monnaie de réserve internationale. Mais aussi par des achats massifs de bons du Trésor par la Reserve Fédérale. C’est-à-dire la monétisation de la dette publique, comme l’on dit savamment, par de la création monétaire ex-nihilo.
Rappelons que, si un investisseur non résident achète des obligations d’État d’un pays, il finance à la fois le déficit courant (achat de la devise du pays) et le déficit budgétaire de ce pays (achat d’un titre de dette publique de ce pays).
Ce que nous dit l’inconscient collectif
Voilà qui doit nous permettre, au-delà de l’épisode spécifique du shutdown, de reposer la question du risque de défaut d’un pays de la zone OCDE (on ne parlera pas ici des pays dits émergents).
Dans l’inconscient collectif, on pense qu’un Etat ne peut faire faillite. Pourquoi ?
Un Etat n’est pas une entreprise ou un ménage :
- Donc, en principe, il est immortel, sauf circonstances historiques exceptionnelles. Par conséquent, il n’est pas soumis aux contraintes temporelles d’un agent économique privé : il peut donc emprunter sur 50 ou 100 ans. Il emprunte in fine, c’est-à-dire qu’il rembourse le capital en une fois à l’échéance des émissions d’obligations (et ne paie chaque année que les intérêts sur la dette). Chaque année, son programme d’émission de nouveaux titres obligataires sert donc non seulement à financer le déficit budgétaire de l’année écoulée, mais aussi, et surtout, à rembourser les emprunts arrivant à échéance in fine.
- Il a des moyens « illimités ». Tout du moins tant qu’il peut lever de nouveaux impôts sans risquer des révoltes sociales (on voit qu’en réalité de nombreux pays développés, dont le nôtre, n’ont plus ou presque plus de marges de manœuvre en la matière).
- La « répression financière », permet d’entretenir la corrélation entre le risque bancaire et le risque souverain. En effet, les ratios réglementaires que doivent respecter les banques en matière de liquidité, ainsi que ceux que doivent respecter les banques comme les assureurs en matière de solvabilité, les conduisent (pour ne pas dire les « obligent ») à investir massivement en titres d’Etat.
- La banque centrale peut monétiser directement ou indirectement la dette publique par l’impression de monnaie.
- Dans le cas des Etats-Unis (on l’a vu plus haut), le statut de monnaie de réserve du dollar permet un financement « facile » des déficits public et extérieur.
Pourtant, les emprunts d’Etat doivent être considérés dans l’absolu comme des actifs financiers à risque.
Certes, un Etat est en principe immortel et ne peut pas faire faillite. Mais les investisseurs en titres d’Etat jugés sans risque ne sont pas eux-mêmes à l’abri de défauts ou/et de restructurations qui peuvent venir impacter négativement la valeur de leurs portefeuilles financiers.
Nous pouvons, en effet, recenser trois type de risques (risque fondamental, risque institutionnel et risque socio-politique).
Un risque fondamental : le risque d’insolvabilité
S’intéresser aux fondamentaux sur les marchés financiers n’est pas un luxe, car ces fondamentaux ne sont jamais éphémères. Quand nous ne trouvons plus d’inspiration dans les déclarations des banquiers centraux et les décisions de politique monétaire, quand les contours de l’analyse technique sont épuisés et, enfin, quand une vision assez précise des stocks et flux acheteurs et vendeurs sur tel ou tel actif financier se dessine, il ne nous reste plus que ces fameux fondamentaux.
D’un point de vue fondamental, le risque majeur sur une dette souveraine est celui d’une hausse des taux d’intérêt à long terme qui ne serait pas accompagnée d’une hausse de l’inflation. En effet, la solvabilité publique sera assurée si et seulement si :
Excédent budgétaire primaire > (Dette publique en % du PIB) x (Taux d’intérêt – Croissance en valeur).
Prenons un exemple qui n’est pas du tout en lien avec la réalité actuelle puisque, de façon totalement anti-économique, les taux d’intérêt nominaux sont, presque partout dans le monde, inférieurs aux taux de croissance en valeur.
Soit un taux d’intérêt long terme nominal (calé sur la duration moyenne de la dette publique du pays) de 1,5%.
Soit un taux de croissance en valeur de 1%.
Soit une dette publique représentant 100% du PIB.
Dans ce cas, l’excédent budgétaire primaire minimal pour assurer la solvabilité devrait être de 100% x (1,5%-1%), soit 0,5% du PIB.
On comprend mieux, à travers cet exemple, la sensibilité de certaines variables à la solvabilité budgétaire d’un pays :
- Une baisse de la croissance en valeur de 1% à 0% ferait passer l’excédent budgétaire primaire minimal nécessaire à la solvabilité de 0,5% à 1%
- Une hausse des taux longs de 1,5% à 2,5% ferait passer l’excédent budgétaire primaire minimal nécessaire à la solvabilité de 0,5% à 1,5%.
- Une hausse du ratio dette/PIB de 100% à 150% ferait passer l’excédent budgétaire primaire minimal nécessaire à la solvabilité de 0,5% à 0.75%
Le risque de solvabilité des Etats est très clairement réduit aujourd’hui par le maintien de taux d’intérêt à long terme artificiellement très bas et, surtout, par le maintien de ceux-ci très en dessous des taux de croissance.
Tout le monde se fiche de cette situation en s’abritant derrière le parapluie de l’aléa moral. De la même façon que les marchés sont convaincus que le too big to fail n’a jamais vraiment disparu et que l’émergence d’un risque systémique ferait intervenir les banques centrales en tant qu’acheteurs et prêteurs en dernier ressort, ils sont également convaincus que ces banques centrales n’arrêteront jamais de monétiser les dettes publiques. Et donc de contrôler à un niveau très bas les taux longs, pour éviter de faire apparaître un début d’insolvabilité budgétaire de certains Etats.
Quant au risque institutionnel et au risque socio-politique, nous nous y intéresserons demain.