"Démocratie ! Empire ! Liberté ! Formation d’une nation !". On jette les idées dans la lagune fangeuse des affaires humaines comme si les mots possédaient le pouvoir magique de les clarifier. Soudain le vrai se distingue du faux comme le jour de la nuit, le bien du mal, le succès de l’échec… avec quelle clarté nous voyons les choses, dans les eaux limpides de nos illusions !
Les Etats-Unis se félicitent d’être la plus belle démocratie que le monde ait jamais connue, mais le système de gouvernement de Venise il y a huit cents ans était tout aussi démocratique : les gens votaient pour des gens, qui votaient pour d’autres gens, qui votaient pour d’autres gens encore, qui élisaient le doge. Il s’agissait de faire croire au peuple que c’était lui qui dirigeait le pays, alors que le pouvoir réel était entre les mains de quelques familles (les Bush, Kennedy, Gore et autres Rockefeller de la Venise du treizième siècle).
"Il est si facile d’abuser les masses", dit Mme Oliphant. "La souveraineté de Venise, quel que fût le système politique en place, restait toujours entre les mains d’un certain nombre de familles, gardaient leur place avec une régularité presque dynastique, à l’abri de toute intrusion d’en bas — et l’on persistait à professer que le système du Consiglio Maggiore était le système de représentation le plus vaste ; il devait en effet paraître à première vue que toute personne honnête et de bonne volonté serait tôt ou tard assurée d’accéder à ce parlement populaire".
A cette affirmation de Mme Oliphant sur la multitude, nous ajouterons ce corollaire : il est encore plus facile de s’abuser soi-même. Aujourd’hui, rares sont les Américains qui ne soient pas victimes de leurs propres arnaques. Ils croient s’enrichir en hypothéquant leur maison. Ils achètent les produits de Wall Street comme ils joueraient à Las Vegas et ils se croient aussi malins que Warren Buffett. En novembre 2004, ils sont allés aux urnes en croyant élire le gouvernement qu’ils voulaient, alors que le choix avait déjà été limité à deux candidats de la même catégorie sociale, du même âge, ayant fait les mêmes études, possédant la même fortune, appartenant au même club secret, issus du même monde et ayant plus ou moins les mêmes idées sur la manière de gouverner.
A Washington, c’est la même tromperie solennelle qu’au Consiglio Maggiore qui règne aujourd’hui sur les séances du Sénat des Etats-Unis : on fait semblant de travailler pour le bien du peuple. Et pendant ce temps, dans la même rue, le doge de l’Amérique, George W. Bush, poursuivait le travail commencé par Michieli et les Dandolo : essayer de racketter l’Orient.
Pour résumer une longue histoire, disons qu’au début du treizième siècle comme au début du vingt-et-unième, beaucoup de gens s’attendaient à un choc des civilisations et fourbissaient leurs armes. Hier comme aujourd’hui, ce sont les mêmes civilisations qui s’affrontent dans la même région du monde : le Moyen-Orient.
La différence, c’est qu’à l’époque les Français (puissance impériale montante) s’efforçaient de rendre le monde meilleur (tout au moins dans l’épisode qui nous intéresse ici). Par deux fois saint Louis (le roi Louis IX) partit en croisade à la tête d’une armée française, et par deux fois il fut battu. Dans son ouvrage, Mme Oliphant décrit l’arrivée sur la place Saint-Marc de six chevaliers français revêtus d’armures resplendissantes, venus solliciter l’aide du doge. Ils mettaient sur pied une coalition d’armées de l’Occident civilisé, expliquèrent-ils, afin de reconquérir Jérusalem — dans le même esprit que le roi Louis plusieurs siècles auparavant.
Ils firent valoir tous les arguments classiques. Pourtant, les Vénitiens ne furent point tant convaincus par les Français que par eux-mêmes. Ils étaient, se disaient-ils (et comme allait le répéter Madeleine Albright des centaines d’années plus tard), la "nation indispensable". Sans eux, l’entreprise était vouée à l’échec ; ils devaient donc passer à l’action. Oui, l’échec était malgré tout possible, reconnaissaient-ils, mais il y avait tant à gagner ! Car en faisant le bien, ils allaient aussi faire des affaires — en établissant des comptoirs et des ports le long de leur route.
Ils lancèrent donc une flotte de cinquante navires, sous l’autorité du vieux doge. Jugeant leurs alliés français un peu fatigués, les Vénitiens leur proposèrent un nouveau marché : au lieu de se lancer tout de suite à l’assaut des infidèles, ils allaient se faire la main en attaquant Zara, une ville de la côte dalmate qui s’était récemment soulevée contre ses maîtres vénitiens.
Les Français protestèrent. Ils étaient venus guerroyer contre les ennemis du Christ, et non contre d’autres Chrétiens. Mais comme ils avaient besoin du soutien des Vénitiens, ils n’eurent pas le choix. En cinq jours, Zara capitula : ses défenses ne faisaient pas le poids face aux armées ennemies. La ville fut donc mise à sac, et le butin divisé entre les assaillants. Peu de temps après, les croisés reçurent une lettre du pape Innocent III, qui se demandait pourquoi ils tuaient leurs frères chrétiens : c’étaient les infidèles qu’ils étaient censés tuer, leur rappelait-il. Il leur ordonnait de quitter Zara et de se mettre en route pour la Syrie, "sans jamais tourner à droite ni à gauche".
Cette lettre du pape bouleversa beaucoup les pieux Français, mais laissa les Vénitiens de marbre. Ils n’en tinrent aucun compte et restèrent à Zara en attendant que se présente une nouvelle occasion comique. Cette fois, Constantinople fut leur malheureuse cible. Un jeune prince de cette ville vint solliciter l’aide des Vénitiens pour une mission aussi audacieuse qu’absurde. Son père avait eu les yeux crevés, et on l’avait jeté en prison. La capitale de la Chrétienté d’Orient était désormais aux mains d’hommes qui devaient être les ancêtres de Saddam Hussein — d’affreux usurpateurs, des dictateurs haïs du peuple. Il promit aux Vénitiens que leur aide serait généreusement récompensée. De surcroît, son père et lui-même ramèneraient l’empire d’Orient tout entier dans le sein de la seule véritable Eglise de Saint-Pierre, à Rome.
Les Vénitiens ne purent résister. En avril 1204, ils hissèrent les voiles en direction du détroit du Bosphore. Et au terme d’une immense bataille qui dut être un véritable rêve de croque-mort, ils s’emparèrent de la ville. Il apparut toutefois que le jeune prince sur la foi et les promesses duquel avait été lancée cette expédition avait pris quelques libertés avec la vérité. De même que les mises
en garde de nos services de renseignement contre les armes de destruction massive en Irak, sa description de la situation à Constantinople était inexacte. Elle paraissait même être en grande partie fantaisiste.
Même si la conquête initiale fut plutôt aisée et glorieuse, les événements qui suivirent le furent moins. La population locale se souleva contre les envahisseurs. Il fallut reprendre la ville ; cette fois la bataille fut plus sanglante, et des milliers de citoyens innocents furent passés par le fil de l’épée. Pour autant que les historiens puissent en juger, les Vénitiens ne tirèrent aucun profit durable de cette expédition. Dandolo mourut en 1205, sans avoir jamais remis les pieds sur son sol natal. Quant à ses compatriotes, ceux qui survécurent finirent par rentrer à Venise. "Mais il subsiste à Venise", ajoute Mme Oliphant, "une preuve frappante de cette expédition splendide et désastreuse, de ces conquêtes, de ces victoires sans précédent, et de la fin pourtant sinistre de ce qu’on appelle la Quatrième croisade. Ce sont les quatre grands chevaux de bronze, étranges ornements en ce lieu, qui piaffent au-dessus des portes de la basilique Saint-Marc. Ce fut la seule part durable du butin du doge aveugle".
"Déjà vu, déjà fait", murmure le vieux doge.
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