Deux évolutions majeures sont susceptibles d’éroder la domination du dollar : d’une part, la révolution technologique, qui favorise l’émergence de systèmes de paiement alternatifs, et d’autre part, la transformation du paysage géopolitique et économique mondial.
Comme nous l’avons vu dans notre précédent article, le dollar conserve son statut de valeur refuge grâce à son rôle de monnaie de réserve mondiale ; mais la montée des tensions géopolitiques et les initiatives de dédollarisation, notamment portées par les BRICS, fragilisent progressivement la monnaie américaine.
Première évolution forte qui menace le roi dollar : la (ou les) révolution(s) technologique(s)
Un premier scénario de dédollarisation, peu crédible à court terme, serait le remplacement du dollar – monnaie fiduciaire sujette à une perte de valeur systématique dans les contextes de création monétaire hors de contrôle – par une autre monnaie fiduciaire connaissant les mêmes dérives.
A ce jour, aucun substitut fiduciaire suffisamment liquide n’existe. Cette logique de création monétaire illimitée remonte au 15 août 1971, date à laquelle le président Nixon a mis fin à la convertibilité du dollar en or, rompant ainsi le lien entre monnaie et métal, et ouvrant la voie à une émission monétaire uniquement fondée sur le crédit, sans véritable limite.
Un second scénario, également peu crédible à court terme, serait le remplacement du dollar par une monnaie indépendante, non manipulable, avec une création monétaire déconnectée de toute autorité juridique ou politique. Ce fonctionnement rappelle les anciens systèmes d’étalon-or, en vigueur au XIXe siècle et, plus récemment, entre 1944 et 1971 : la monnaie y était convertible en métal, et tout détenteur de billets pouvait exiger leur remboursement en or. Ce système obligeait les banques centrales à gérer activement des réserves métalliques.
Il s’agissait d’un système simple et sain, dans lequel les banques commerciales agissaient en quelque sorte par délégation de la banque centrale, en émettant une monnaie convertible en billets, eux-mêmes convertibles en or. Contrairement à ce que prétendent certains économistes ou analystes, la monnaie n’était pas émise « en contrepartie » de l’or, mais c’est bien l’or qui garantissait la circulation monétaire – ce qui n’est pas la même chose.
Un retour à un étalon-or semble aujourd’hui inconcevable : conditionner la création monétaire à une fraction du stock d’or mondial reviendrait à détruire une part importante de la monnaie fiduciaire en circulation – ce qu’aucun gouvernement ne peut ni ne veut envisager.
Le remplacement du dollar par une crypto-monnaie comme le Bitcoin apparaît tout aussi improbable, et pour des raisons similaires à celles qui rendent l’or inadapté.
Le Bitcoin, création électronique fondée sur un mécanisme algorithmique auto-limité, échappe aux risques d’accaparement. Il fonctionne d’ailleurs de manière analogue à l’extraction de l’or. Mais une autre limite essentielle l’empêche de rivaliser sérieusement avec les monnaies fiduciaires, et en particulier le dollar : une monnaie de réserve doit servir d’étalon de valeur, afin de permettre le calcul économique et de rendre les transactions lisibles et équitables. Or comment imaginer que le Bitcoin puisse remplir cette fonction alors que sa valeur peut fluctuer de plus ou moins 20% en quelques heures ?
Il faut donc plutôt envisager des scénarios intermédiaires dans le remplacement du dollar fiduciaire, avec la mise en place de solutions hybrides (ni totalement fiduciaires, ni totalement métalliques ou algorithmiques).
Les manoeuvres ont déjà commencé et la technologie va fortement aider. Ainsi, des banques centrales de pays émergents (asiatiques et Emirats arabes unis) ont récemment testé pendant plusieurs semaines une plateforme commune d’échange de monnaie numérique, mBridge. Basée sur la technologie des registres distribués, cette plateforme va permettre de réduire les délais de paiement ainsi que les coûts, tout en gagnant en transparence sur les paiements. La confiance entre les participants à l’échange sort renforcée et supprime le besoin d’intermédiaire, avec les conditions du contrat matérialisées sur une blockchain.
Donc, pas de big bang de dédollarisation dans les années qui viennent, mais plutôt une multiplication de ce type d’initiatives aidées par la technologie. Au final, nous assisterons à de plus en plus de possibilités de contourner les systèmes financiers traditionnels en facilitant les transactions directes entre pays participants sans passer par le dollar.
Nous aborderons le sujet dans un prochain papier, pour montrer que le monde des monnaies numériques de banques centrales pourrait être très hétérogène, avec la cohabitation de différents types de systèmes monétaires : poursuite de l’accaparement politique avec les monnaies fiduciaires d’aujourd’hui, monnaies numériques de banques centrales, débancarisation avec monnaies numériques circulant hors du système bancaire, stablecoins émis par des acteurs privés, point de passage entre monnaies fiduciaires et monnaies numériques.
Seconde évolution forte qui menace le roi dollar : les transitions de ce monde et les excédents d’épargne recyclés
Il est sans doute temps de remettre en cause le concept de « saving glut » cher à Bernanke, ancien patron de la Fed entre 2006 et 2014. Celui-ci considérait que l’excès d’épargne mondiale (le « global saving glut ») devait naturellement être massivement réinvesti en actifs américains, compte tenu de la forte efficacité et productivité de l’économie américaine.
Cet argument, si tant est qu’il ait été pertinent, ne tient plus, car aujourd’hui l’excès d’épargne mondial baisse fortement dans un monde de plus en plus gourmand en capitaux, pour ce que l’on appelle la transition énergétique et pour la fameuse « économie de guerre ».
Ainsi, les dispositifs de sauvetage exceptionnels d’il y a 13-17 ans (crise financière et des dettes souveraines, et surmédiatisation du « whatever it takes » de Mario Draghi en juillet 2012), réutilisés il y a cinq ans (crise du COVID avec le Pandemic Emergency Purchase Program de la BCE et le « quoi qu’il en coûte » français de mars 2020), vont ressortir avec l’actualité géopolitique.
Les excédents d’épargne européens vont donc se réorienter au profit des besoins de l’Europe et au détriment du financement des déficits jumeaux américains.
Il y a plusieurs possibilités paneuropéennes pour capter avec efficacité ces excédents d’épargne, au détriment de la zone dollar.
Il y a les capacités de prêts de la Banque européenne d’investissement (BEI). Il s’agira de faire appel à ses actionnaires pour qu’ils augmentent leurs contributions. Les actionnaires les plus significatifs de la BEI sont l’Allemagne, la France et l’Italie (18,7% chacun, soit autour de 46,7 Mds€, puisque le capital souscrit total est de 248,8 Mds€, dont 21 Mds€ de capital effectivement versé et 227,8 Mds€ de capital libérable ou appelable).
Cet actionnariat souverain, ainsi que l’importance du capital libérable, expliquent que les obligations émises par la BEI bénéficient de la meilleure notation possible par les agences, AAA. La force de frappe en matière de financement de cette institution reste donc considérable, et fut sollicitée en 2020 lors de la crise COVID.
Même si l’on imposait à la BEI de respecter une norme de solvabilité à 12% (ce qui est tout à fait théorique, puisque cette institution n’est pas une banque de « droit commun »), cela signifierait que les encours d’engagements sur des entreprises pourraient monter jusqu’à près de 1 900 Mds€ (capital libérable divisé par 12%).
Il y a aussi cette « vieille idée » des Eurobonds. L’idée est simple sur le papier : la zone euro étant solvable prise dans sa globalité (ce qui n’est pas forcément le cas de certains Etats pris isolément), il suffirait alors de créer une agence européenne en charge des émissions pour les besoins de refinancement de l’ensemble des pays de la zone, en lieu et place des émetteurs nationaux, pour des financements dits exceptionnels.