Cette fois-ci, c’est la bonne. La Fed a annoncé qu’elle allait réagir, qu’elle était sérieuse et irait jusqu’au bout. Si les marchés semblent convaincus et que cela se traduit par des rendements obligataires qui explosent, un petit doute persiste de notre côté.
La Fed a entamé ce que les marchés anticipent maintenant comme étant le cycle de resserrement le plus agressif depuis 1994.
Bloomberg nous renseignait le 6 avril :
« Les traders du marché monétaire parient que la Réserve fédérale se dirige vers son resserrement de politique monétaire le plus agressif depuis près de trois décennies alors qu’elle lutte contre une flambée d’inflation tirée par les matières premières.
Ils tablent sur 225 points de base supplémentaires de hausses de taux d’intérêt d’ici la fin de l’année en plus des 25 points de base déjà délivrés en mars.
La Fed n’a pas fait autant de resserrement – 250 points de base – au cours d’une année depuis 1994. La dernière année où il y avait eu plus de resserrement, c’était au début des années 1980, lorsque Paul Volcker était en charge de la banque centrale. »
Curieusement, le marché obligataire avait semblé déterminés à rester optimistes jusqu’à présent. Il faut y voir d’une part la croyance de nombreux spécialistes – comme Rosenberg par exemple – à une prochaine récession et d’autre part les achats de refuge devant le risque. Mais l’annonce d’un programme de réduction de la taille du bilan de la banques centrale a été le fétu de paille qui a brisé le dos du chameau. Les marchés obligataires ont décroché sur l’annonce d’une réduction significative dès le mois de mai.
Une prise de conscience… de quoi ?
Les rendements à dix ans étaient à 1,73% le 4 mars, avec des rendements à seulement 113 points de base au-dessus du taux des bons du Trésor à trois mois.
Les rendements du Trésor à dix ans ont bondi de 32 points de base cette semaine pour atteindre un sommet de 2,71 % sur trois ans, l’écart par rapport aux bons du Trésor à trois mois atteignant 182 points de base.
Manifestement il y a eu un choc, une prise de conscience.
Prise de conscience de quoi ? On le ne sait pas très bien.
On peut avancer que c’est une prise de conscience du fait que cette fois la Fed est sérieuse, qu’elle va tenir le cap et briser le dos de l’inflation à la Volcker. Peut-être, mais ce n’est pas sûr.
A ce stade, je reste convaincu que la majorité des opérateurs conservent la conviction que la Fed reste otage des marchés, otage de la prédominance budgétaire et maintenant otage de la priorité à la guerre. La guerre de court et long terme est devenue la vraie priorité des Etats-Unis et, dans ce contexte historique, ils ne peuvent se permettre ni hyperinflation, ni récession, ni troubles sociaux, ni difficulté de financement du beurre et des canons.
L’indispensable inflationnisme
Mon appréciation personnelle est que nous sommes simplement dans la prise de conscience limitée des erreurs antérieures de la Fed, prise de conscience qu’elle effectue/favorise elle-même. Elle reconnait être en retard.
En clair, je ne crois pas au changement radical de cap et à l’abandon de la doctrine de l’inflationnisme. Jamais les USA n’en ont autant eu besoin ! Jamais le recours à l’inflationnisme n’a été aussi indispensable pour faire « tenir » le système.
La Fed a commis une faute technique et des erreurs d’appréciation. Elle aurait pu faire beaucoup plus pour faire face à une inflation rapide, avant qu’elle ne devienne incontrôlable. Et c’est là que sa réponse mérite d’être critiquée.
La nature subjective de la politique discrétionnaire des taux d’intérêt a laissé la Fed faire ce qu’elle fait habituellement : examiner les données sur 12 mois de manière réactive, puis réagir lorsqu’il devient enfin clair que l’économie est grisée. La Fed a commis l’erreur d’abandonner la doctrine de la proactivité et de se rallier à l’idée imbécile de moyennes d’inflation. Et c’est cette erreur qu’elle va corriger, pas sa doctrine fondamentale des bienfaits de l’inflationnisme.
La Fed veut maintenant retirer un bol de punch qu’elle aurait dû supprimer il y a longtemps. Mais le problème est que les décideurs politiques sont sur le point de remplacer le bol de punch par des somnifères, au moment où certaines parties de l’économie semblent de plus en plus fragiles.
La Fed risque désormais de resserrer sa politique à contretemps !
Les indicateurs avancés de récession se multiplient
Les signaux et donc les risques de récession se multiplient. Entre autres indicateurs :
- Aplatissement et inversion des courbes de rendement
- Effondrement des données sur le fret américain
- Forte baisse des demandes de crédit immobilier
- Contraction de l’indice PMI chinois
Ces signaux sont des indicateurs avancés qui pointent dans la direction d’une aggravation du ralentissement économique.
Dans le même temps, l’économie américaine est passée d’un choc des prix induit par la demande à un choc des prix de l’offre induit par le conflit avec la Russie.
La Fed ressent le besoin de rattraper son retard pour essayer de sauver la face, mais elle commence à préparer le terrain de ses volte-faces futures. Cela me rappelle à quel point la Fed est passée brusquement en septembre 2019 d’une réduction progressive du bilan à un autre cycle de QE.
Bien sûr, il est facile d’être critique après coup, mais si la Fed avait suivi une approche politique moins pifométrique – comme une règle de Taylor quelconque –, elle aurait été plus proactive et aurait pu être capable de freiner l’inflation avant qu’il ne soit trop tard. Au lieu de cela, les décideurs se sont appuyés sur les opinions subjectives de quelques économistes.
Je dis que la Fed prépare le terrain de son futur pivot ; vous voyez, je prends de l’avance !
Le taux neutre nous sauvera
Le truc, l’astuce qui permettra le futur pivot et donnera à la Fed la possibilité de sauver la face malgré sa débandade intellectuelle, ce sera la tarte à la crème du taux neutre.
Ah, ce taux neutre, comme il est utile ! Personne ne sait vraiment ce que c’est, personne ne l’a jamais vu ou rencontré, personne ne sait où il se situe… mais on peut le sortir de son chapeau, il suffit d’un coup de baguette magique. Un jour, on vous sortira un taux neutre du chapeau et on vous dira : on y est, chut, ne bougeons plus.
Il y a unité autour du concept de « taux neutre ». C’est « le taux miracle qui ne restreint ni ne stimule la croissance économique ». Mais ce « taux neutre » n’existe pas dans la réalité et il constitue donc une impasse en tant que guide pour l’élaboration des politiques. Il est cependant bien utile pour gérer, et occuper les bonnes places dans la hiérarchie de l’église financière. Il fait partie de ces mystères que les grands prêtres prétendent être les seuls à pouvoir déchiffrer.
Il n’y a certainement pas de « taux neutre » de la Réserve fédérale qui ramènera comme par magie ne serait-ce qu’un semblant d’équilibre en même temps sur les marchés de la bulle et sur les marchés réels de l’économie et du travail. Il n’y a pas de « taux neutre » pour lisser le cycle d’expansion et de récession qui a hanté le système au cours des 30 dernières années. Il n’y a pas de taux neutre qui par miracle rétablirait la proportion entre la masse de capital accumulée qui cherche sa rentabilité et la masse de profit disponible dans le système!
L’idée même d’un « atterrissage en douceur » n’est même pas un vœu pieux c’est une escroquerie intellectuelle, une bestiole, une licorne, qui peuple l’imaginaire de la finance tout comme le Barbier qui rase gratis ou la Goldielock qui a tant servi, mais qui se meurt.
Le cycle de resserrement se poursuivra jusqu’à ce que quelque chose se brise. Et le moment exact où cela se produira aura beaucoup plus à voir avec la dynamique des esprits animaux que le fameux Graal du taux neutre.
[NDLR : Retrouvez toutes les analyses de Bruno Bertez sur son blog en cliquant ici.]