** Jeudi matin, mon fils de huit ans me demandait pourquoi j’étais resté vissé devant CNBC jusqu’à une heure tardive au lieu de regarder le résumé des matchs de Coupe d’Europe ou une belle émission du service public comme Des racines et des ailes.
Je lui ai répondu que je venais d’assister à une envolée historique du Dow Jones — 600 points en 48 heures, du jamais vu depuis les 13 et 14 octobre 2002 — et que les 3% de hausse (en moyenne) du Nasdaq Composite et du S&P 500 avec plus de 95% de titres en hausse constituaient des performances dont je brûlais de connaître l’explication.
Ce que je ne lui ai pas dit, c’est que les arguments avancés par la quinzaine d’analystes, de gérants, d’experts et de donneurs d’avis de tous acabits qui se sont succédés à l’écran, furent souvent pour moi une source de fous rires et d’inspiration pour mes prochaines chroniques. Aucune des âneries habituelles au sujet des effets bénéfiques d’une baisse de taux ne nous fut épargnée. Cependant, j’ai tout particulièrement apprécié une évocation de Goldilocks (équilibre des risques) qui ferait son grand retour dès l’été 2008 : le rôle du marché, c’est de l’anticiper.
L’autre morceau de bravoure fut ce panégyrique du système économique américain qui trouve toutes les parades aux crises qui se succèdent depuis 1987, puisque chaque bulle qui éclate engendre dans les deux ou trois ans qui suivent une nouvelle génération de millionnaires (ou de milliardaires). Il se trouve toujours une opportunité de faire fortune dans un système qui ne cesse, en toutes circonstances, d’attirer les liquidités de la planète entière.
La plupart des intervenants sur CNBC manifestèrent d’un hochement de tête ou d’un sourire leur acquiescement. L’histoire économique récente des Etats-Unis s’apparente bien à une succession de petits miracles dont la Fed — la banque centrale la plus agile au monde — est le « grand architecte ».
Nous avons attendu en vain que quelqu’un apporte un peu de contradiction. Mais nul n’a soufflé mot au sujet du recours systématique à la planche à billet depuis 1998 ; nul ne s’est inquiété de la crédibilité du dollar dont de plus en plus de détenteurs se détournent ; pas un mot non plus au sujet de cette escroquerie légale, le carry trade, qui permet de s’enrichir sans créer un cent de vraie richesse. Pas un mot enfin concernant les « guerres impériales » qui ont artificiellement généré 1 600 milliard de dollars de chiffre d’affaires en quatre ans, entièrement à la charge du contribuable et dont le coût total dépassera les 2 000 milliards de dollars d’ici mars prochain.
** Il était difficile de passer sous silence la crise immobilière puisque même la Fed reconnaît qu’elle continue de s’aggraver et pourrait culminer l’année prochaine. Voilà bien un solide motif d’espoir pour les marchés qui tablent sur une poursuite du cycle de baisse des taux.
Les nouvelles concernant le secteur sont plus qu’alarmantes depuis 48 heures. Nous pensions avoir été confrontés au pire mercredi avec les 11 mois de stocks de logements anciens en souffrance et une chute de 5% du prix moyen des maisons individuelles… mais nous étions loin du compte !
Si les reventes de logements anciens ont chuté de 10% en deux mois — avec un gonflement des stocks comparable à juillet 1985, en pleine ascension des taux vers 15%, alors que Paul Volker achevait de tuer l’inflation –, les ventes dans le neuf auraient soi-disant rebondi de 1,7% au mois d’octobre. Voilà de quoi clouer le bec aux oiseaux de mauvais augure qui se répandent en sombres prévisions dans les colonnes de La Chronique Agora !
Applaudissons ce splendide exemple de tripatouillage statistique des organismes fédéraux ou para-gouvernementaux : le « bon » chiffre de septembre a été révisé de +4,7% à -8% — si, si, vous lisez bien, cela fait un écart de près de 13% ! La tendance en glissement annuel s’établit officiellement à -23,5%, mettons plutôt -25% pour arrondir, car le rebond d’octobre est probablement aussi fictif que celui du mois précédent !
Mais vous n’avez encore rien vu : les prix du neuf plongent de 8,6% en octobre. C’est la plus forte baisse mensuelle observée depuis 16 ans — il faut donc remonter à la première guerre du Golfe –tandis que la chute atteint 13% en rythme annuel… Du jamais vu depuis 37 ans et la guerre du Vietnam ; c’était avant que le dollar cesse d’être convertible en or, autre époque …
L’autre source de satisfaction aux yeux d’un investisseur tétanisé par la crise du subprime découle de la forte progression du chômage hebdomadaire — plus de 23 000, et le nombre d’inscrits repasse la barre des 350 000 — malgré la vague d’embauches de Thanksgiving. Cette dégradation du marché de l’emploi accroît incontestablement les chances de voir la Fed baisser son taux directeur le 11 décembre prochain.
** Dopées par cette perspective, ce sont une nouvelle fois les valeurs bancaires et cycliques qui tenaient le haut du pavé avec des gains moyens voisins de 1,5% au sein du CAC 40. L’indice parisien clôturait en hausse de 0,66%, au contact des 5 600 points, grâce à un coup de pouce de dernière minute, alors que Wall Street venait de repasser positif après une entame de séance prudente. Le Dow Jones tutoyant les 13 350 points, soit 4% en un peu plus de 48 heures.
Les investisseurs tricolores (et leurs homologues étrangers) ont rapidement zappé le recul de cinq points (de -23 à -28) de l’indice de confiance des ménages français au mois de novembre pour concentrer leur attention sur la publication de la seconde estimation (révisée) du PIB américain au troisième trimestre. Il a été revu comme prévu à la hausse de 3,9% à 4,9% — et 4,8% anticipés — mais l’inflation sous-jacente ressort en ligne avec les prévisions à 1,8%.
C’est ce second chiffre qui a conforté l’optimisme ambiant. Les prix demeurent sages — hors loyers, taxes, alimentation, carburants, chauffage, soins, bref tout ce qui affecte réellement le pouvoir d’achat des ménages — et la Fed n’a donc aucune raison de ne pas répondre favorablement à l’injonction des marchés en matière d’assouplissement monétaire.
** Mon fils de huit ans m’a également demandé pourquoi j’affirmais que le système américain « c’est de la triche » (et non pas du Trichet !).
« Hem », lui ai-je répondu, « tout ça, c’est un peu compliqué… Eh bien voilà, la Fed n’arrête pas de distribuer des bonbons depuis plus de dix ans, et pas seulement à Noël ou Halloween ».
« Elle en donne tout le temps, soit parce que les investisseurs ont été parfois (un peu) raisonnables, soit parce qu’ils sont devenus trop nerveux et turbulents et elle espère que cela ramènera le calme! »
« Tu devrais faire pareil ! » m’a-t-il répondu.
« Je m’y attendais », lui ai-je rétorqué. « Mais le résultat de cette stratégie, c’est une flopée de caries, du diabète et pire que tout, l’impression que n’importe quelle bêtise mérite récompense, et au bout du compte tout le monde risque de finir à l’hôpital en piteux état ! »
« Je crois que je vais faire dentiste ou chirurgien » a-t-il conclu.
Je n’ai rien trouvé à rajouter…
Philippe Béchade,
Paris