Au Népal, la jeunesse diplômée est descendue dans la rue, dénonçant corruption, inégalités et absence de perspectives. La répression sanglante qui a suivi a embrasé Katmandou et renversé le gouvernement, plongeant le pays dans un chaos inédit depuis la guerre civile.
Cette révolution radicale est complètement censurée par nos médias. (Mais pourquoi ?)
J’étais au Népal fin décembre et début janvier (de cette année 2025). Des milliers d’étudiants – ayant revêtu des tenues d’apparat (« robes façon avocat »), avec le chapeau carré, très semblables à celles portées aux Etats-Unis – venaient juste de recevoir leur diplôme d’études supérieures.
Les cérémonies de remise se tenaient partout dans Katmandou : dans les facs, les parcs publics, les stades de la ville (pour les plus grandes écoles). L’ambiance était festive, les visages joyeux.
Les petits et les plus grands groupes de camarades de promotion s’échangeaient des dizaines de milliers de selfies, les diffusaient sur les réseaux pour immortaliser l’instant… mais quelques heures plus tard, dans les bars et les restaurants de Katmandou, les visages des jeunes étaient déjà plus graves, les discussions plus tendues : quelles portes allaient leur ouvrir leurs diplômes ?
Car la population du pays est jeune, très connectée au monde via les réseaux, et il est évident que les étudiants sont parfaitement au courant des différences – et du déficit abyssal – d’opportunités professionnelles à qualification égale entre le Népal et les deux voisins géants avec lesquels il partage ses frontières (complètement ouverte au sud vers l’Inde, très fermée au nord avec la Chine, car il s’agit de la province du Tibet).
Le Népal, c’est 29,8 millions d’habitants encerclés par deux fois 1,450 milliard d’habitants.
Et la ville de Chongqing en Chine, c’est 30 millions d’habitants (28,5 pour Shanghai) ; New Delhi en Inde, c’est un peu plus de 32 millions, pour vous situer l’échelle.
Mais une autre différence abyssale sépare le Népal de ses deux voisins : c’est l’indice de développement. Plus de 85 % de la population népalaise est rurale et exerce une activité agricole et artisanale, un schéma mixte qui rappelle beaucoup la Chine d’il y a 50 ans et la France d’il y a 150 ans.
En Inde, qui est très en retard sur la Chine, la population dite « rurale » est passée de 82 % à 64 % en 50 ans ; en Chine, c’est encore plus impressionnant avec un basculement de 83 % vers 36 %.
Au Népal, le temps semble s’être arrêté il y a 50 ans – et sans doute 74 ans, date de l’indépendance – la téléphonie mobile et les réseaux sociaux en moins !
Alors certes, le Népal n’a pas de débouché océanique et est recouvert pour environ un tiers de zones montagneuses inhabitables au-delà de 4 000 m d’altitude (4 500 en versant sud où les terres restent cultivables, en terrasse, et où les troupeaux de yacks peuvent encore paître l’été)… et le pays n’a pas non plus de ressources naturelles abondantes, ni en minerais, ni en énergie : tout comme la Suisse en fait !
Les jeunes diplômés n’ont pas besoin qu’on leur fasse un dessin : le Népal – il serait plus juste de dire ses dirigeants – a raté plusieurs tournants majeurs, à la fois par conservatisme et parce que rien ne bougeait chez ses imposants voisins (jusqu’au début des années 1990 en Chine), mais aussi par l’adoption du modèle communiste-maoïste anticapitaliste.
Une particularité assez anachronique, partagée seulement avec la Birmanie : un pays sous forte influence de la Chine, qui siphonne ses richesses et monopolise les sources de profit (immobilier, import/export, forêts, jade, pierres précieuses, etc.).
Aujourd’hui encore, près de 70 % des ménages népalais vivent avec moins de 500 roupies par jour (soit 4 € à peine) et moins de 100 € par mois. Heureusement, les terres sont extrêmement fertiles : les légumes et céréales poussent 365 jours par an jusqu’à 2 500 mètres d’altitude. La plupart des familles qui possèdent un lopin de terre sont donc autosuffisantes.
Mais tout comme dans un pays ultracapitaliste – alors que c’est sur le papier du communisme pur et dur –, les pauvres deviennent plus pauvres et les riches plus riches, de façon ostentatoire, obscène, provocante et, depuis peu, insupportable.
Le pays ne s’est jamais remis de la guerre civile maoïste qui a dévasté le pays entre 1996 et 2006 et qui visait à renverser la monarchie, accusée de ruiner le peuple à son seul profit. L’économie s’était alors effondrée, car l’Inde avait fermé ses frontières, craignant des débordements similaires dans ses provinces du Nord, traditionnellement plus pauvres et rurales que le Sud, tandis que son voisin chinois optait pour le principe que « s’enrichir est glorieux ».
A rebours de la révolution quasi capitaliste pilotée par Pékin, le Népal optait pour le modèle égalitariste communiste… mais, comme souvent, certains ne tardèrent pas à devenir « plus égaux que d’autres », et ce sont systématiquement ceux qui disposaient de fusils et de la « force légale ».
Et cette « force » s’est vite transformée en racket systématisé au début des années 2000 : les « révolutionnaires » écumaient les villages, faisaient sauter une maison puis demandaient aux autres propriétaires de payer une forme d’impôt « maoïste » de solidarité, faute de quoi leur maison sautait aussi.
En 2008, alors que la monarchie abdiqua pour permettre le retour de la paix dans le pays, le Népal est devenu officiellement une « république fédérale démocratique », avec une nouvelle constitution promise et le Parti communiste népalais. Le problème, c’est que deux factions n’ont pas tardé à s’affronter…
Elles portaient des noms que l’on penserait sortir de bouquins d’histoire des années 1950 : le Parti communiste marxiste-léniniste unifié du Népal (obédience radicale) et le Parti communiste maoïste du Népal (plus « centriste »). Cela aboutit à la paralysie politique – et du coup économique – du pays… alors que la Chine et l’Inde connaissaient une expansion qui époustouflait la planète entière.
La gouvernance chaotique d’inspiration marxiste du pays – complètement à rebours de ses voisins – était peut-être sur le point de s’effondrer en 2015, quand survint l’effroyable tremblement de terre du 25 avril 2015, qui fit 10 000 morts et plus de 22 000 blessés… et endommagea ou détruisit 60 % des chefs-d’œuvre architecturaux de Katmandou, Bhaktapur et Patan.
Lors de l’énormissime afflux d’argent occidental, venant de tous les pays du monde (j’y ai contribué aussi), consécutif aux terribles tremblements de terre de 2015 et à la destruction de merveilles du patrimoine de l’humanité, le soudain accroissement des ressources budgétaires s’est accompagné d’un fort accroissement de la corruption (détournements de fonds publics massifs) et de l’enrichissement spectaculaire des cadres du régime.
Réélus en 2018, après un accord de réunification, les communistes marxistes/maoïstes ont poursuivi leur accaparement de la richesse, agissant comme une véritable nomenklatura dynastique, les caciques du régime comme leurs enfants affichant leur enrichissement insolent face à un peuple privé de projets de développement, de possibilités d’accéder à de bons emplois. Les jeunes choisissent la voie de l’exil dans des proportions considérables : 300 000 en 2024, soit 1 % de la population… oui, mais l’essentiel des « forces vives », formées et diplômées, choisissant de participer à la création de richesse de l’Inde, des Emirats (très prisés), des Etats-Unis, de la Corée.
La colère grondait déjà au début de l’année. Je me souviens avoir assisté à un meeting du Parti communiste sous haute protection policière, alors que des passants criaient : « Halte à la corruption, rendez l’argent ! » (J’ai les photos, à défaut du son, mais je m’étais fait traduire les slogans par mon accompagnateur francophone.)
Cela chauffait déjà il y a huit mois, et j’imagine le désespoir des milliers de jeunes diplômés galérant pour trouver un job de survie, mal payé, sans rapport avec leurs compétences, tandis qu’une jeunesse dorée, « fils de » et « filles de » (apparatchiks), parade dans des voitures de luxe et va dépenser des fortunes à Singapour, Macao, Dubaï, etc.
Pourquoi le ras-le-bol a-t-il soudain éclaté le 8 septembre ? Les causes sont connues, mais le « timing » interpelle (un mois après les sanctions douanières US).
Pourquoi le gouvernement communiste a-t-il perdu son sang-froid face aux manifestants et a-t-il opté pour la répression sauvage dans la rue, puis le blocage total des réseaux sociaux – qu’il contrôlait déjà un peu à la chinoise – parce que trop d’images de violence risquaient d’y circuler ?
Les réseaux sociaux ont bien été intégralement bloqués, mais les images ont continué de circuler via Bluetooth et d’autres applications ne tournant pas via une architecture de plateformes.
Comment les dirigeants ont-ils pu être aussi peu clairvoyants, assez ignares pour imaginer que bloquer TikTok allait empêcher de faire circuler les images de la police tirant à balles réelles sur des étudiants non armés (19 morts, des centaines de blessés), puis poursuivant les victimes jusque dans les hôpitaux, molestant au passage le personnel soignant, quand ils ne tiraient pas sur les ambulances ramenant les victimes des zones d’affrontement ? (Là encore, des images circulent : impossible de dire si c’était avec des balles en caoutchouc non létales ou à balles réelles, mais les vitres des véhicules de secours étaient visiblement détruites.)
Dans la foulée, le premier ministre a instauré un couvre-feu : il n’est jamais entré en vigueur, car il déclencha un embrasement de la capitale, la police ultraviolente étant débordée par le nombre et souvent victime d’actes de vengeance.
Des dizaines de milliers de manifestants sont « allés chercher » les dirigeants qui, selon eux, ont ordonné de tirer sur une foule désarmée, bien décidés à leur faire payer chacune des morts très cher.
Et c’est effectivement ce qui s’est passé : plusieurs ministres ont été tabassés, lynchés et probablement tués. Le ministre des Finances, malmené et poursuivi par une foule en colère, a fini quasi nu au milieu de la rivière qui traverse Katmandou… tandis que plusieurs de ses collègues s’enfuyaient en hélicoptère vers l’aéroport militaire (contigu à l’aéroport civil), direction Dubaï, où certains ont visiblement leurs habitudes.
Face au désastre consécutif à l’annonce du blocage des réseaux et d’un projet de loi de contrôle total de tout échange par un moyen numérique (dans le but d’éviter un syndrome des « Printemps arabes » comme en 2013-2014), le premier ministre népalais Khadga Prasad Sharma Oli a démissionné mardi.
Et les manifestants n’ont pas oublié d’aller incendier, ce mercredi, les data centers dans lesquels les données collectées via l’espionnage d’Etat de la vie privée (espionnage massif) étaient stockées.
Le problème, c’est que cela a également détruit les bases de données concernant les vrais délinquants, et beaucoup de données relatives au fonctionnement de l’Etat.
C’est une prise de la Bastille, en beaucoup plus violent : c’est même d’une radicalité rarement observée, car il n’y a plus de gouvernement, plus de ministres, le palais du Parlement a brûlé, le palais présidentiel également… donc il ne reste que l’armée.
Assurera-t-elle le fonctionnement de l’Etat dans l’attente d’organiser des élections démocratiques, ou une junte de type argentine ou chilienne succédera-t-elle à une parodie de dictature communiste corrompue ?
Le Népal va se retrouver dans une situation économiquement délicate : les touristes, les voyagistes, les compagnies aériennes annulant massivement les réservations. Cette manne est l’une des principales sources de devises du pays ; sa disparition risque d’acculer le Népal à la faillite, en plus du chaos politique.
La voie de la démocratie – en parallèle avec des messages d’apaisement – semble vitale pour restaurer au plus vite le flux du tourisme : la pleine saison approche, elle s’étend de l’automne au début du printemps.
Mais l’instauration d’une « démocratie » au Népal servirait-elle les desseins de Delhi et de Pékin ? Ou, autre hypothèse : le Népal pourrait-il devenir une pomme de discorde entre les deux géants d’Asie ? Et, donc, qui en tirerait profit ?
3 commentaires
Tant que le « »vouloir dominer a tout prix » sera le credo des humains au lieu du
» Vivre en harmonie », ces comportements répandront le malheur!
Hélas la sagesse est certainement la faculté la moins bien partagée !
Népal
Merci de votre clairvoyance et de la pertinence de vos contenu M. Bechade!