Le 1er novembre, Christine Lagarde a pris le relais de Mario Draghi à la BCE. Désormais confrontée à la crise du coronavirus, quelle latitude a-t-elle et à quoi ressemblera son action ?
Pour nous faire une idée, commençons par dresser le bilan des années Draghi.
Les Européens sont reconnaissants à Mario Draghi d’avoir maintenu l’inflation à un niveau décent
Lorsque quelqu’un part à la retraite, les félicitations sont souvent de rigueur.
A l’instar de François Villeroy de Galhau, je tire mon chapeau à Mario Draghi. Grâce à lui, « l’euro a résisté à deux crises financières sévères, et la Banque centrale européenne a délivré sa promesse de stabilité des prix avec une inflation diminuée par trois, à 1,7% en moyenne », comme l’a rappelé le Gouverneur de la Banque de France à l’occasion des 20 ans de l’euro (au prix d’un très superflu anglicisme, mais passons).
« Les citoyens d’Europe se sont approprié leur monnaie, et ils tiennent à la garder », poursuivait l’ancien directeur général délégué de BNP Paribas. C’est vrai. A part quelques brèves exceptions en Grèce et au Portugal, la monnaie unique a conservé l’approbation sans faille des ressortissants des Etats membres de la Zone euro.
Si les résultats présentés sur ce graphique vous surprennent, c’est peut-être dû au fait que vous n’avez pas connu les années 70 et 80. N’hésitez pas dans ce cas à demander à vos aînés s’ils appréciaient une inflation annuelle parfois à deux chiffres :
Source : france-inflation.com
Je reconnais donc volontiers deux mérites à l’euro. En confiant la politique monétaire aux mains d’une banque centrale en principe indépendante des pouvoirs politiques nationaux, le maintien de la stabilité des prix devient un objectif officiel avec, dans notre cas, une inflation annuelle « au-dessous, mais à un niveau proche, de 2%, sur le moyen terme » (niveau en soi tout à fait critiquable, et que les récents événements remettent nécessairement en question, mais c’est un autre débat).
Autre avantage de l’euro : la dévaluation de la monnaie devient impossible. Là où, confrontés à des difficultés économiques, nos gouvernements auraient dévalué sans hésiter comme cela se pratique en Chine ou au Venezuela, ils sont en principe tenus de réformer pour remettre l’économie en selle.
Ça, c’est la théorie. Malheureusement, les choses ne se sont pas passées exactement comme cela au cours des vingt dernières années.
Une inflation coupée en trois… mais à quel prix ?
Le revers de la médaille, c’est qu’en huit ans de règne à la tête de la BCE (2011-2019), Mario Draghi a transformé la Zone euro en immenses écuries d’Augias. La politique ultra-accommodante de Francfort pour sauver la monnaie unique « en faisant tout ce qui est nécessaire » (comme l’a déclaré Mario Draghi le 26 juillet 2012) a eu au moins huit conséquences dramatiques :
– Plutôt que de se réformer, les Etats-cigales ont profité de la complaisance de la Commission européenne et de la BCE pour continuer de dépenser de l’argent public à tout va, faisant ainsi exploser le niveau de leur dette publique. Cette grande divergence vis-à-vis des Etats-fourmis expose la zone au risque de retour d’une crise sur les dettes européennes et, in fine, à l’explosion de l’euro ;
– Cette exhortation à l’endettement vis-à-vis de tous les agents économiques a eu des résultats assez déplorables puisque la zone euro est l’une des régions du monde où la croissance demeure la plus atone ;
– En revanche, l’endettement des Etats-cigales vis-à-vis des Etats-fourmis a, comme on pouvait s’y attendre, explosé. Le déséquilibre des balances Target2 est arrivé à un point tel que les Allemands se demandent s’ils finiront par revoir leur argent. Certaines personnalités de la droite conservatrice en sont même venues à considérer qu’il serait préférable que Berlin quitte la Zone euro ;
– Avec des taux d’intérêt artificiellement maintenus au plancher, voire en-dessous, les banques européennes sont de moins en moins rentables, d’où leur descente aux enfers sur les marchés financiers. Le corollaire est que votre épargne de précaution est de moins en moins à l’abri dans les banques européennes. Pour ce qui est de votre épargne de long terme placée sur les fonds euros, elle est sévèrement réprimée ;
– Les ménages sont restés relativement sages vis-à-vis de cette avalanche d’argent gratuit, mais le tissu économique européen est gangréné par une armée d’entreprises zombies ;
– Pour couronner le tout, les tombereaux de liquidités déversés par la BCE ont conduit la plupart des classes d’actifs à des niveaux stratosphériques, ce qui ne rendra leur chute que plus dramatique ;
– Cela est d’autant plus gênant que les taux d’intérêt très bas mettent en danger nos systèmes sociaux, en particulier nos retraites ;
– Au final, grâce à Mario Draghi, les agents économiques de la Zone euro évoluent au sein d’un environnement factice dans lequel « l’information fournie par les marchés financiers est […] devenue inutilisable, ce qui est grave », comme le relève Natixis.
Malheureusement, il est désormais clair que la fuite en avant est telle que plus aucune « normalisation » de la politique monétaire n’est envisageable, comme l’ont rappelé les saltos arrières de la Fed fin 2018 et de la BCE début 2019.
Si l’on rajoute à cela les mesures de relance imposées par la crise du coronavirus, ce n’est pas demain la veille que nous repasserons sur les marchés financiers de prix administrés à des prix de marché. Au risque de me répéter : il n’y a plus de retour en arrière possible.
Bref, on nous promettait la grande convergence des économies européennes, et c’est bien sûr à une grande divergence que nous avons eu droit, laquelle a d’ailleurs, depuis le début de la crise de la dette grecque, plus éloigné les peuples des nations européennes qu’elle ne les a rapprochés.
Comme l’écrivait Bruno Bertez au mois d’octobre :
« La dissociation politique […] gagne tout le continent. Le sentiment populiste et anti-bruxellois grandit et il est devenu une force politique viable. Une véritable alternative au statu quo. La dislocation s’est répandue dans les pays du Club Med et surtout, ce qui est encore plus grave, elle a gagné les pays dits du nord. Là aussi les consensus se sont effondrés. Témoin le double affaissement politique et social en Allemagne. »
Le désastre économique se double donc d’une catastrophe politique, mais nous sommes tenus de célébrer cette fuite en avant monétaire au motif que, jusqu’à présent, « l’euro a permis de maintenir une inflation basse, alors ça va »…
Voilà pour la frappante « capacité d’innovation » de ce « grand serviteur de l’Europe » qu’a été Mario Draghi, pour reprendre les termes obligés de François Villeroy de Galhau.
Nous aborderons la suite la semaine prochaine…
1 commentaire
Quelques observations.
Certes, l’euro s’est accompagné d’une inflation -relativement- modérée, mais le mérite n’en revient certainement pas à la politique monétaire de Mario Draghi.
En effet, on voit bien sur le tableau que le processus de désinflation a débuté dès le milieu des années 1980, peu après que Volcker ait jugulé l’inflation en montant le taux directeur du dollar US à 20%, donc bien avant la création de l’euro et de la BCE.
Autrement dit, depuis environ 1985, les banques centrales ne luttent plus contre les poussées inflationnistes issues de la crise des années 1970, mais contre la déflation ( ou désinflation, si l’on préfère).
D’où la baisse des taux continue depuis cette époque.
Pour mémoire, lorsqu’une banque centrale baisse ses taux, elle lutte évidemment contre les risques de déflation.
Depuis 35 ans, les taux directeurs ne cessent de baisser, et à chaque fois que la Fed a cherché à les remonter, cela n’a pas duré, elle a dû les rebaisser par la suite.
Il s’agit donc d’une tendance lourde qui n’est probablement pas d’origine conjoncturelle, mais structurelle inhérente au système monétaire issu de l’abandon de l’étalon de change-or par le gouvernement Nixon.
Après le krach de 2008, et on le voit très bien sur le tableau, à partir de 2009, le phénomène s’est considérablement aggravé, malgré la plus formidable impression de monnaie factice de toute l’histoire de l’économie. (monétisation massive des dettes publiques, baisse des taux d’intérêt à court terme jusqu’à quasiment zéro, taux à long terme négatifs sur les dettes souveraines, surendettement des Etats, des entreprises et des particuliers..)
La victoire remportée par Volcker aura donc été éphémère, de courte durée.
Au danger hyperinflationniste s’est substitué un autre danger, bien plus menaçant et bien plus grave pour l’économie :
Le danger déflationniste, contre lequel les politiques monétaires et budgétaires sont notoirement inefficientes, leur seul pouvoir étant de retarder l’inéluctable, tout en l’aggravant à la puissance dix.
Les propos ci-après de Villeroy de Galhau « l’euro a résisté à deux crises financières sévères, et la Banque centrale européenne a délivré sa promesse de stabilité des prix avec une inflation diminuée par trois, à 1,7% en moyenne » sont plus qu’inquiétants.
En effet, on peut en déduire que les banquiers centraux luttent depuis 35 ans contre la déflation, mais ils ne le savent pas !!
Ils n’ont pas observé le basculement radical qui est intervenu vers 1985, lorsque la plaque tectonique déflationniste a commencé à l’emporter constamment sur la plaque inflationniste, sans que cette tendance ne soit remise en cause depuis des décennies.
Aujourd’hui, les banquiers centraux viennent de relancer la planche à billets pour lutter contre les effets récessionnistes liés au coronavirus.
La « stabilité des prix », mais on croit rêver… alors que nous subissons des prix qui, en une année seulement, augmentent presque deux fois l’inflation durant cent ans à l’époque du Franc Germinal… pour ne citer que ce exemple là.
Et la stabilité des taux d’intérêts, ce n’est pas un objectif intéressant ?
En réalité, ce qui caractérise le monde financier actuel, c’est bien l’instabilité…des prix, des taux d’intérêt, du surendettement, de l’imposition, etc et la déconnexion d’avec le monde réel.
La bonne blague consiste à nous faire croire que ce mécanisme déflationniste serait dû à la bonne gestion des banques centrales !
Oui, je crois que vous avez raison : il n’y a plus de retour en arrière possible.