Les mesures toujours plus audacieuses entreprises par la Banque centrale européenne pourraient avoir affecté le statut de la monnaie unique. Jusqu’à mettre l’édifice en danger ?
Comme nous l’avons vu vendredi, après une première période de politiques prudentes, la BCE a, depuis la crise des dettes européennes, eu un rôle de plus en plus affirmé, et des politiques en plus en plus « audacieuses ».
Toutes ces manœuvres n’ont pas entamé la confiance dans l’euro, à première vue. Alors une nouvelle étape a été franchie, à partir du 12 mars 2020, c’est-à-dire au paroxysme de la panique du Covid et des premiers confinements.
A cette époque, le choc économique est majeur, et les marchés financiers attendent avec impatience la réunion du comité de politique monétaire de la BCE. Alors que la Fed américaine prenait des mesures exceptionnelles depuis deux semaines déjà, l’institution de Francfort n’avait pas remanié son agenda et se faisait attendre. Le 12 mars, la présidente de la BCE prend la parole et stupéfie les intervenants financiers par la faiblesse des mesures de soutien annoncées.
La fin du quoi qu’il en coûte monétaire
Non seulement le plan de rachat de titres de dette d’entreprise décidé par le comité se révèle bien plus faible que ce que la BCE avait déjà entrepris par le passé, mais Christine Lagarde laisse clairement entendre qu’elle ne soutiendra pas les dettes publiques de la zone euro qui subiraient des ventes massives.
A la question d’un journaliste sur le taux d’intérêt de l’obligation d’Etat italienne, qui augmentait depuis quelques jours, elle répond que la BCE « n’est pas là pour réduire le spread » (le spread étant ici l’écart entre le taux d’intérêt des obligations d’Etat allemandes et italiennes). Et elle répète par deux fois qu’elle « ne refera pas l’histoire du ‘Whatever it takes’ » de Mario Draghi. Dans la foulée de son intervention, l’ensemble des marchés financiers s’écroulent, et le taux d’intérêt de la dette gouvernementale italienne s’envole, passant de 1,1% à 2,5% en l’espace de trois jours.
La BCE a-t-elle décidé de mettre fin à la zone euro ? C’est tout l’inverse. Car l’ancienne patronne du Fonds monétaire international a fait passer son message aux gouvernements européens. Un message martelé dès le début de cette conférence sur la politique monétaire, et répété encore dans les semaines suivantes : ce que veut Christine Lagarde, c’est « une coordination budgétaire des gouvernements ». Elle souhaite « d’abord et avant tout » une « réponse ambitieuse et coordonnée des politiques budgétaires » en Europe :
« J’espère vraiment que les autorités budgétaires comprendront que nous ne pourrons faire face à ce choc économique que si nous nous rassemblons. »
En clair, la BCE serait prête à créer beaucoup plus de monnaie si les Etats-membres de l’Eurosystème acceptait de mutualiser leurs dettes.
Des mesures surprenantes
La technique fonctionne : quelques mois plus tard, les Etats-membres s’accordent (au forceps) pour autoriser la Commission européenne à lever jusqu’à 750 milliards d’euros au nom de l’Union européenne. C’est une grande première, saluée par le président français Emmanuel Macron. En coulisses pourtant, l’énorme pouvoir de la BCE commence à faire grincer des dents.
Puis les événements s’enchainent. En février 2022, la Russie envahit l’Ukraine, et l’Union européenne profite de l’occasion pour faire bloc. En quelques heures, ses principaux dirigeants décrètent une « guerre économique totale » (Bruno Le Maire) contre Moscou, entrainant la Banque centrale européenne dans un jeu de sanctions financières extrêmes, avec l’interdiction d’accès à son marché de capitaux, et le gel d’avoirs en euros détenus par les entités russes, y compris la Banque centrale moscovite.
A l’étranger, ces mesures soudaines destinées à restreindre l’accès au marché de l’euro créent la surprise. Elles soulèvent des questionnements sur la sécurité des placements en euro et érodent le capital confiance patiemment accumulée depuis la création de la monnaie unique.
Il y a quelques semaines, voyant la hausse inexorable du rouble sur le marché des changes en dépit de la guerre financière lancée par l’Union européenne, et la baisse non moins inexorable de l’euro face au dollar, un trader nous confiait avec une excitation empreinte d’anxiété : « Il se passe quelque chose ».
L’euro est-il devenu trop faible ?
Il ne désignait pas un mouvement conjoncturel et purement technique, mais quelque chose de plus profond. Certes, la BCE ne réagit toujours pas au bond de l’inflation : son taux d’intérêt directeur est, avec la Suisse et le Japon, le plus bas de toutes les puissances du G20.
Si le taux de change euro/dollar a toujours fluctué, sa faiblesse structurelle interroge : il évolue dans une tendance nettement baissière depuis 8 ans, et est même revenu à son niveau du début des années 2000, quand l’eurosystème, encore tout jeune, mettait ses premières pièces et billets en circulation. Un coup d’œil sur l’analyse graphique montre une tendance encore plus impressionnante.
En prenant en compte le panier de devises constituant l’euro et en remontant loin dans le temps, le spécialiste Gilles Leclerc a décelé une rupture majeure, la monnaie unique venant d’enfoncer un support de très long terme face au dollar qui tenait depuis le milieu des années 1980.
La part de l’euro dans l’ensemble des actifs financiers détenus dans le monde stagne depuis dix ans, note un rapport récent de la BCE, et son poids dans les réserves de change des banques centrales a reculé depuis le début de l’année.
Son attractivité peut aussi se mesurer, au sein de l’Union européenne, à l’aune des nouvelles adhésions. Lors de sa création en 1999, la monnaie unique réunissait 11 Etats fondateurs. Ils étaient rejoints par la Grèce dès 2001, Chypre et Malte en 2008, la Slovaquie en 2009, puis les pays Baltes – dont l’accès avait été acté il y a longtemps – entre 2011 et 2015.
Depuis, aucune adhésion n’a été constatée et les candidats se font rares ; si la Croatie devrait faire son entrée dans l’eurosystème en 2023, les grands pays de Scandinavie ou de l’est européen demeurent à l’écart.
A trop vouloir faire de la politique, la Banque centrale européenne aurait-elle oublié en chemin d’assurer la crédibilité de sa monnaie ?