Après avoir étendu leur contrôle des taux longs aux taux courts, les banques centrales font face à d’importantes conséquences, si jamais elles laissaient ces taux repartir à la hausse.
Le titre de cet article peut paraître à première vue un peu présomptueux. En effet, l’histoire récente (celle de ce siècle) des marchés financiers nous a appris qu’il ne fallait jamais dire jamais.
En réalité, par « jamais », il faut simplement comprendre qu’il s’agit d’un horizon lointain, allant de plusieurs mois, pour un trader, jusqu’à 5 voire 10 ans pour un investisseur institutionnel. De même, lorsque l’on écrit « un jour », il faut comprendre que cela correspond à une forte conviction qu’il est pourtant impossible de prédire au jour près (ou même au mois près).
La liberté des marchés financiers est transgressée
Nous observons que les banques centrales agissent aujourd’hui au-delà de leur rôle traditionnel qui consiste à fixer les taux directeurs pour refinancer les banques lors des opérations d’open market. Ces taux directeurs sont ceux qui influencent la partie courte de la courbe des taux, c’est-à-dire la rémunération des obligations d’Etat de court terme (d’un mois à deux ans).
Cependant, les banques centrales ont désormais étendu leur contrôle à l’ensemble de la courbe des taux d’intérêt et empêcheront par tous les moyens toute remontée des taux d’intérêt à long terme (de 5 à 30 ans, voire plus).
Nous nous sommes bien éloignés du temps où les marchés financiers s’étaient développés – il y a une quarantaine d’années – sous l’effet des « 3D », pour désintermédiation du financement, décloisonnement des activités bancaires et (ce qui nous occupe ici) déréglementation de l’économie.
Cela dit, pourquoi les banques centrales ont pris le contrôle (nationalisé, en pratique) des marchés de taux ?
Déjà, car une hausse trop rapide et trop brutale des taux d’intérêt à long terme, bien au-dessus des taux de croissance nominaux des économies, déclencherait une véritable crise de solvabilité pour nombre d’acteurs économiques dont l’endettement est très élevé. En premier lieu, certains Etats dont les ratios de dette/PIB atteignent des records tous les ans.
Et si les investisseurs institutionnels paniquent ?
De plus, cette même hausse trop rapide et trop brutale des taux d’intérêt à long terme entraînerait aussi :
- une vraie panique des investisseurs institutionnels, avec des ventes massives pour limiter les moins-values en capital, ce qui auto-entretiendrait de fortes tensions sur les marchés obligataires ;
- et une crise des bilans bancaires.
Pour ce second point, ce serait tout du moins visible en termes de valeur économique, mais pas forcément sur les comptes de résultats, étant donné de la classification comptable de ces positions. Rappelons que les banques ont accumulé ces dernières années, entre autres pour des raisons réglementaires, des obligations d’Etat à des taux de plus en plus bas. Leurs bilans en sont donc remplis, tandis que leur rémunération diminue année après année.
Le paradoxe de la situation, c’est que, si une banque centrale comme la BCE ne sort de sa politique monétaire accommodante que très graduellement (ce qui sera inévitablement le cas pour les raisons vues ci-dessus), alors cette remontée de plus en plus repoussée et tardive des taux d’intérêt à long terme abaissera la rémunération moyenne des portefeuilles obligataires des investisseurs institutionnels – comme les plus anciennes obligations y seraient remplacées par d’autres avec un taux plus faible.
Dès lors, même de petites tensions sur le marché obligataire feraient rapidement passer les taux longs au-dessus du taux moyen de ces portefeuilles et fragiliseraient considérablement les assureurs face à une vague importante de rachats de contrats d’assurance-vie.
Voilà une « drôle de situation » : d’un côté, le maintien à un bas niveau des taux longs fragilise structurellement banques et assureurs. Tandis que, à l’inverse, une remontée brutale au-dessus d’un certain seuil (seuil qui fait l’objet de beaucoup de débats) déstabiliserait ces mêmes banques et assureurs.
La crise permanente
Nous n’avons donc pas à anticiper de crise financière, puisque nous sommes en quelque sorte dans une situation de crise financière permanente.
Les banques centrales préféreront perpétuer la situation présente de taux longs bas qui est une situation désormais connue et vécue (et donc une situation qui a conduit nombre d’acteurs économiques à adapter leur business model), que faire émerger une situation de tensions obligataires durables, situation à laquelle personne n’est plus préparé aujourd’hui.
Dès lors, on comprend mieux la peur qui saisit tout banquier central dès qu’il s’agit d’envisager un ralentissement de leur politique de rachat d’actifs. Et nous ne parlerons même pas ici d’un retrait de liquidités et donc d’une baisse du bilan des banques centrales. La seule chose envisagée est que la taille du bilan des banques centrales progresse moins vite.
Comment, dans ces conditions, accorder un quelconque crédit à des anticipations de remontée des taux longs ?
Dans le même ordre d’idées, nous relevons que l’Eonia, taux interbancaire de la Zone euro (qui deviendra l’Ester, pour « European Short Term Rate », à partir du 1er janvier 2022), est resté anormalement collé depuis plusieurs années au taux de dépôt de la BCE. Ce taux en bas de la fourchette des taux directeurs de la BCE étant fixé à -0,50% depuis septembre 2019.
Cela montre bien que nous vivons sur des marchés interbancaires surliquides, où l’excès d’offre sur la demande maintiendra très longtemps les taux au jour le jour sur le bas de fourchette des taux directeurs des banques centrales.
Dès lors, quel crédit accorder à des anticipations de remontée des taux courts ?
Nous verrons demain comment nous pourrions sortir de cette économie de bulle totalement dépendante des émissions de liquidité des banques centrales.