Avec sa hausse de 0,25% du taux directeur, l’annonce que d’autres suivront, et un vocabulaire bien choisi, le président de la Fed souffle le chaud et le froid sur les marchés. Pour l’instant, la sauce ne prend pas.
Revenons un peu en arrière, le mercredi 16 mars. A 14h36, six minutes après le début de l’ouverture de la conférence de presse du président de la Fed, le S&P500 était à peu près inchangé. Lors de son intervention, Powell déclare : « Nous devrons être agiles pour répondre aux données entrantes et à l’évolution des perspectives. »
Une poussée du marché au cours des 84 dernières minutes de négociation a vu le S&P 500 terminer la séance en hausse de 2,2 %. L’indice Goldman Sachs Most Short (rassemblant les actions les plus shortées de la Bourse) a grimpé de 5,6%, finissant la semaine en hausse de 10,5%, de 18% en cinq séances.
Je crois que tout est dit. Il a suffi d’un mot : agile !
La dernière fois que les taux avaient été remontés…
Ce mercredi 16 mars a donc été marqué par la première hausse des taux de la Fed depuis novembre 2018.
Rappelons que Powell avait assumé la présidence plus tôt cette année-là (le 5 février 2018). Les taux avaient alors été relevés de 25 points de base en juin et à nouveau en septembre. Wall Street avait ensuite critiqué Powell en octobre de la même année, quand il avait affirmé que « nous sommes loin d’être neutres », et donc que d’autres hausses de taux suivraient. Puis il y a eu une quasi-révolte et une dislocation du marché lorsque la Fed a de nouveau relevé les taux au milieu de l’instabilité du marché, en décembre 2018.
Le destin de Powell a été joué le 4 janvier 2019, lorsque, lors d’une table ronde avec Janet Yellen et Ben Bernanke, il a sorti quelques commentaires préparés : « La politique est en grande partie une question de gestion des risques. […] Nous serons patients pendant que nous observerons l’évolution de l’économie […] Nous serons prêts à ajuster la politique rapidement et avec souplesse et à utiliser tous nos outils pour soutenir l’économie… »
Bloomberg a titré « Powell montre qu’il se soucie de marchés ». Moi j’ai titré « Powell va à Canossa ».
Ce fut un pivot accommodant scandaleux, une sorte de genou à terre devant le chantage des marchés, survenant de manière inattendue seulement deux semaines environ après une augmentation des taux.
Les marchés avaient été sous pression lors des tentatives de hausse, le « risk off » prenait de l’ampleur. Finalement ce fut la dernière hausse de taux en 39 mois. Le bilan de la Fed était d’environ 4 000 Mds$ à l’époque.
Cet été-là, la Fed a annoncé un nouveau programme de QE. Puis, en mars 2020, avec des marchés en crise, la Fed a déclenché des injections de liquidités historiques qui ont vu le bilan de la Fed plus que doubler pour atteindre près de 9 000 Mds$.
Une inflation monétaire sans précédent a alimenté l’excès de bulle de fin de cycle, y compris une myriade de folies maniaques précaires.
Une hausse tout en souplesse
Le Financial Times nous rappelait le même 16 mars la nouvelle position officielle du président de la Fed :
« Témoignant devant le Congrès plus tôt ce mois-ci, il a été demandé à Jay Powell si la Réserve fédérale américaine était prête à ‘faire ce qu’il fallait’ pour maîtriser l’inflation – et si nécessaire, suivre le sur les traces de son vénéré prédécesseur, Paul Volcker, qui a rétabli la stabilité des prix ‘à tout prix’.
Appelant feu Volcker ‘le plus grand fonctionnaire économique de son époque’, Powell a répondu : ‘J’espère que l’histoire retiendra que la réponse à votre question est oui.’
Mercredi, le président de la banque centrale a cherché à faire comprendre cette idée, qualifiant la première hausse des taux d’intérêt depuis 2018 de début d’une série d’augmentations et soulignant que le Federal Open Market Committee (FOMC) était ‘extrêmement conscient de la nécessité de ramener l’économie à la stabilité des prix et déterminés à utiliser nos outils pour faire exactement cela’. »
Mais les marchés ont interprété le mot « agile » comme un code pour désigner la souplesse, ce qui suggérait une « garantie de sécurité facilement disponible sur le marché de la Fed ». Personne ne croit que Powell peut maintenant abandonner le put de la Fed qu’il a utilisé comme aucun autre – nonobstant la flambée de l’inflation.
Pour l’instant, les marchés sont d’accord avec cette contradiction de la politique monétaire : une lutte déterminée contre l’inflation, mais avec un soutien généreux du marché en liquidités.
Le contexte politique a obligé la Fed à élaborer un plan de resserrement monétaire significatif… qui n’en est pas un. L’apparente rigueur du plan est anéantie par la déclaration de Powell et l’usage du mot « agile », qui signifie que l’on va resserrer jusqu’à ce que cela commence à faire mal, puis que, là, on abandonnera.
Fondamentalement, il s’agit d’une augmentation de taux pour chaque réunion restante cette année et quelques autres l’année prochaine, tout en commençant la réduction mesurée du bilan dès la réunion de mai.
Qu’en pensent les marchés ?
Les projections médianes du comité annoncent des taux à 1,9% d’ici la fin 2022 et à 2,8% pour la fin 2023.
L’écart entre les rendements du Trésor à deux et à 10 ans est tombé à 21 points de base la semaine dernière, contre 77 points de base au début de l’année – c’est-à-dire l’écart le plus étroit depuis février 2020. Il n’y a pratiquement pas d’écart entre les rendements à 5 et 10 ans (de 6 points de base avant l’annonce de Powell, à 2 le 24 mars).
Naturellement, les rendements à deux ans (passés de 1,31% au début du mois à 1,94% après l’annonce, puis 2,18% à leur sommet du 22 mars) font partie du plan de resserrement à court terme de la Fed.
Mais, alors que l’inflation grimpe et que la Fed anticipe une hausse des taux à près de 3% d’ici la fin de l’année prochaine, les rendements à 10 ans restent à seulement 2,35% (et ceux à 20 et 30 ans ne sont pas beaucoup plus haut)… Pourquoi ? Réponse : le marché doit anticiper une volte-face du FOMC. C’est mon pari. Les marchés ont toutes les raisons de s’interroger sur la durabilité du cycle de resserrement de la Fed.
Larry Summers pense qu’il faudrait un taux des fed funds de 5%, mais c’est impossible, les marchés bullaires connaîtraient de graves dysfonctionnements dans un vrai contexte de resserrement des conditions financières.
La situation en Ukraine et les guerres économiques mondiales exacerbent considérablement les vulnérabilités. Une myriade de risques pèse sur les marchés, tandis que la Fed et la communauté des banques centrales mondiales sont accablées par une dynamique d’inflation vigoureuse.
Powell n’est pas Volcker. Même Volcker serait paralysé par la confluence actuelle de marché fragiles, de dynamiques inflationnistes mondiales et de risques géopolitiques aigus. A vrai dire, la Fed à mon sens est démunie face à un tel enchevêtrement de forces antagoniques. Elle ne peut que parler. Au niveau de l’action, il n’y a pas de bonne solution. Ce n’est pas une question de flexibilité ou d’agilité, c’est une question d’impossible.
[NDLR : Retrouvez toutes les analyses de Bruno Bertez sur son blog en cliquant ici.]