Cette théorie ne tient pas la route pour deux raisons bien simples. Mais les banquiers centraux continuent de l’utiliser, comme elle leur est bien utile.
Les démiurges ne gouvernent pas le monde réel, ils glosent sur et à l’intérieur du monde imaginaire qu’ils ont créé par leurs récits, par leurs romans et par leurs incantations.
Ils en arrivent à oublier que tout cela n’existe pas, et qu’en discuter, c’est comme discuter du sexe des anges.
Le sexe des anges, c’est le refuge de l’ignorance, c’est le guide supposé de la politique monétaire, un guide qui lui-même est perdu !
Le sexe des anges dont nos zozos experts monétaires parlent avec le plus grand sérieux, c’est le fameux taux neutre, noté « R* ». C’est le taux d’intérêt mythique, parfait, qui ne serait ni trop haut ni trop bas, celui qui serait « ni restrictif ni expansionniste », « ni ne stimulerait, ni ne restreindrait l’économie » !
Ce fameux taux neutre idéal, en quelque sorte, c’est le fameux taux qui correspond – au moins magiquement – à Boucle d’Or, avec la soupe volée aux ours, soupe qui ne serait ni trop chaude, ni trop froide.
La théorie tombe à l’eau
Le taux neutre/naturel est un point central des « grands penseurs » économiques, de Henry Thornton à Knut Wicksell, Dennis Robertson ou Keynes, mais aussi aux grands autrichiens comme Ludwig von Mises et Friedrich Hayek.
Comme je le dis plus haut, leurs assemblages théoriques ne tiennent pas debout, ils ne résistent à aucune analyse critique épistémologique sérieuse, ils sont de nature soit magique, soit tautologique. En tous cas idéologique.
Leur seule vertu, ils la tirent de la croyance, du fait d’être crus. Sitôt qu’ils se heurtent à une réalité non complaisante/récalcitrante, comme la réalité actuelle, ils se fracassent lamentablement et se révèlent être de simples billevesées.
La question du sexe de l’ange R* est tranchée pour toute personne de bon sens qui ne serait pas rémunérée pour administrer des contrevérités bien pensantes.
Comment peut-il y avoir un taux neutre dans une économie diversifiée, avec des secteurs dont chaque taux, c’est-à-dire chaque horizon, est différent ? Comment pourrait-il y avoir une même préférence pour le présent, ou une même pénalité pour le futur, dans un ensemble aussi disparate/hétéroclite qu’une économie non seulement nationale, mais en plus mondialisée ?
Un taux, c’est une pénalité infligée au futur, une préférence pour le présent, qui pénalise le futur, car il est loin ; or, chaque secteur a sa sensibilité particulière au taux. Chaque secteur a ses propres anticipations. Le taux d’actualisation dans l’automobile n’est pas celui de l’immobilier, ou celui de l’utilisateur des cartes de crédit, ou celui du budget du gouvernement.
La preuve, on la voit en ce moment : les taux sont soit disant élevés, et pourtant l’immobilier est en train de flamber.
Aux Etats-Unis, les taux hypothécaires à 30 ans ont atteint les 7,30%, soit un niveau similaire à celui de décembre 2000. Et pourtant, les données de ventes de logements neufs sont encore plus fortes que prévu, elles sont au plus haut de 17 mois, ce qui suggère que la construction soutiendra l’expansion économique au lieu de la pénaliser. Qui aurait cru que les constructeurs d’habitations s’en sortiraient aussi bien – l’ETF qui rassemble les entreprises du secteur est en hausse de 32% – après plus de 500 points de base de hausse des taux de la Fed ?
Un guide invisible
Voyons ce que nous dit le pape des zozos, Jerome Powell, sur cette question du sexe de l’ange de la neutralité monétaire :
« Certains défis sont communs à tous les cycles de resserrement. Par exemple, les taux d’intérêt réels sont désormais positifs et bien supérieurs aux estimations traditionnelles du taux directeur neutre. Nous considérons l’orientation politique actuelle comme restrictive, exerçant une pression à la baisse sur l’activité économique, l’embauche et l’inflation. Mais nous ne pouvons pas identifier avec certitude le taux d’intérêt neutre, et il existe donc toujours une incertitude quant au niveau précis de rigueur de la politique monétaire. »
Je vous le demande : à quoi sert une norme, un indicateur, un guide de gestion dont les oracles sont incertains, inconnus et contradictoires ? A rien, sauf à faire le malin, le mariole, à se prétendre initié, détenteur des grands secrets ! A quoi sert une boussole qui ne sait pas reconnaître le nord du sud ou de l’ouest ? A faire l’expert, à se présenter comme savant façon héros de Molière.
Le pape des zozos nous dit à la grand-messe de Jackson Hole :
« Les taux d’intérêt réels sont désormais positifs et bien supérieurs aux estimations traditionnelles du taux directeur neutre. Nous considérons l’orientation politique actuelle comme restrictive, mais les estimations de croissance de la Fed d’Atlanta, pour le troisième trimestre sont à 5,9% du PIB. Le taux de chômage devrait rester inchangé, proche de son plus bas niveau depuis plusieurs décennies, à 3,5%. Les excès boursiers sont patents, l’exubérance règne, on l’a encore vu avec Nvidia. »
La question du taux neutre doit être interprétée comme un subterfuge, comme un moyen de crédibiliser les politiques monétaires subjectives, déceptives, qui sont menées en leur fournissant un habillage théorique objectif bidon.
La théorie des taux neutres est non seulement une ineptie épistémologique, puisque c’est un guide que l’on ne voit pas, que l’on ne constate pas et dont on ne se sert que pour se référer et valider ses propres constructions, mais en plus c’est une imbécilité historique.
Deux politiques pour deux sphères distinctes
Le taux neutre, s’il existait, serait désespérément dépassé. Ce serait une relique d’un système ancien ! Les systèmes économiques d’aujourd’hui sont extrêmement complexes, avec des facteurs dominants comme jamais auparavant dans les domaines des services et de la finance. Ces systèmes ne sont plus clos, ils sont ouverts, connectés, contagieux. C’est la politique de la BoJ et la situation sociale des vieillards japonais qui permettent en partie les taux sur les bons du Trésor américain et assurent le financement des déficits des Etats-Unis.
Les prêts destinés aux investissements productifs en capital ne constituent plus la principale source d’expansion monétaire du système.
Et surtout, il existe une dichotomie entre deux sphères distinctes : la sphère financière et la sphère de l’économie réelle.
Il s’y ajoute une dichotomie encore plus grave et profonde entre les profits de l’économie réelle et les rendements financiers. Ce sont deux mondes qui séparent un fossé profond. Le monde de la finance a supplanté celui de la réalité productive.
A la limite, il faudrait deux politiques monétaires ; une pour la finance et une pour l’économie réelle, chacune œuvrant dans son univers avec ses règles et sa logique propre.
Les experts utilisent une seule théorie pour réguler deux univers maintenant distincts.
La finance a conquis son autonomie, voilà le fond du problème de l’action des banques centrales. Elles vont en short au pôle nord, avec des accessoires et des outils inadaptés, faute de reconnaître cette réalité qui pourtant crève les yeux : la prédominance systémique de la spéculation.
En ayant adopté les thèses de John Law et en ayant créé de la monnaie et du crédit adossés non pas aux cash-flows futurs, mais aux valeurs mobilières et immobilières, en jouant sur l’effet de richesse et de patrimoine les autorités ont perdu… toute autorité.
[NDLR : Retrouvez toutes les analyses de Bruno Bertez sur son blog en cliquant ici.]
1 commentaire
L’argent est un moyen d’échange : nous sommes partis du troc (échange de biens réels) et nous sommes arrivés aux cryptomonnaies (échange de biens virtuels).
L’arrivée de l’informatique a changé la nature du réel : réalité puis réalité augmentée puis réalité virtuelle.
L’IA nous fait pénétrer dans le monde de l’artificiel que nous construisons en sachant qu’elle nous domine.
Nous lui apportons notre subjectivité en échange de son objectivité pour le meilleur de l’humanité.