Les autorités appuient sur le frein monétaire et sur l’accélérateur en même temps… et le tour de passe-passe financier continue.
Nous sommes en présence d’une tricherie historique, tant dans ses modalités que dans son ampleur.
Les autorités monétaires américaines nous jouent la comédie de la rigueur ; elles font semblant de réduire la liquidité là où vous regardez, mais elles augmentent les liquidités là où vous ne regardez pas.
Je l’ai toujours dit, ce ne sont pas des magiciens, non, ce sont des illusionnistes, comme David Copperfield ; elles vous font regarder là où il ne se passe plus rien, et elles enfoncent la pédale d’accélérateur ailleurs. Elles freinent d’un côté pour accélérer subrepticement ailleurs !
Tout de suite, il faut que je vous en tire les conclusions : elles n’ont pas découvert le secret pour sortir des politiques monétaires non conventionnelles ; elles ont monté un simulacre pour le faire croire, mais objectivement et concrètement elles sont toujours dans la nasse, coincées dans l’Hotel California. No Exit !
Sans resserrement
Les autorités monétaires américaines jouent sur un clavier.
Quand un segment du marché se bloque ou s’effondre, elles appuient sur une autre touche du clavier et l’effet restrictif est ainsi compensé ; il est compensé de façon discrète, ce qui empêche les observateurs de le considérer et les conduit à tirer de fausses conclusions.
Il y a quelques mois, c’est la finance de marché – la finance de Wall Street – qui s ‘est bloquée, et on a cru que les conditions financières allaient se resserrer. Ce fut une erreur, le relais a été pris par le crédit bancaire, et il a explosé.
Puis, plus récemment, à la suite de la faillite et des sauvetages de SVB et autres First Republic, le crédit bancaire s’est bloqué, et on a cru une fois de plus que les conditions financières allaient se contracter.
Le relais a été pris par le crédit privé et les Government Sponsored Enterprises – les GSE –, et la liquidité ne s’est jamais réduite !
Au bout du compte, il n’y a jamais resserrement, ce qui explique la résilience économique d’ensemble et la très bonne tenue haussière des marchés boursiers. L’appétit pour le risque ne se dément jamais : le resserrement est Canada Dry, il est toujours compensé ailleurs ! Compensé ailleurs, mais notez-le, toujours en se rapprochant du centre du système, le couple maudit formé par la banque centrale et le gouvernement, via ses agences. Notez-le également, toujours multiplié, amplifié, les montants en cause sont de plus en plus astronomiques.
Ce qui a baissé
Le boom historique des prêts bancaires s’est arrêté brutalement au premier trimestre 2023.
La croissance des prêts s’est effondrée à seulement 31 Mds$, en baisse par rapport aux 356 Mds$ du quatrième trimestre et aux 549 Mds$ du deuxième trimestre, un quasi record (juste après les 561 Mds$ du premier trimestre de 2020).
La croissance des prêts avait atteint une moyenne trimestrielle sans précédent de 370 Mds$ au cours des cinq trimestres précédents – ce qui était juste au-dessus de la moyenne annuelle de 363 Mds$ de 2000 à 2019.
Le ralentissement rapide du crédit est généralement associé à des conditions de récession. C’est ce que l’on a entendu des observateurs spécialisés lors de la panique de la crise bancaire de SVB et consorts. Bien entendu il n’en a rien été !
Mais c’était sans compter sur le clavier dont je vous parle ci-dessus. Selon les données du rapport Z1 (les comptes des Etats-Unis) du premier trimestre, la croissance de la dette du secteur financier a bondi à un rythme annuel de 12,3%, contre les 10,5% déjà vertigineux du quatrième trimestre.
Pour la mise en perspective, la croissance de 9,80% des emprunts du secteur financier en 2022 a été la plus forte depuis les 13,50% de 2007 – et elle se compare à une moyenne annuelle sur 10 ans (2012-2021) de 2,67%.
Si vous avez pensé en termes de crise de confiance vis-à-vis du système bancaire, de durcissement des normes bancaires et de ralentissement rapide des prêts à l’économie réelle et de récession… vous vous êtes trompés! Ridiculisés !
Le secteur financier, en pleine mutation, a opéré des changements importants dans les flux financiers à la faveur des injections de liquidités de la Fed et des GSE. Des changements tout aussi importants sont intervenus dans l’intermédiation des risques du secteur financier. On a en quelque sorte changé de circuit, mis en place d’autres canaux.
Pour quelques milliards de plus
L’expansion rapide et considérable des emprunts du secteur financier a recréé les excès de liquidités qui avaient disparu ailleurs. Et ces excès de liquidités ont encore été plus enclins au jeu, et ils ont faussé encore davantage les marchés spéculatifs.
Donc retenez bien : alors que les prêts bancaires ont fortement ralenti, cela a été plus que compensé par le puissant lien/canal qui va de la Réserve fédérale et des liquidités de la FHLB, aux fonds du marché monétaire, au marché des accords de rachat (repo) et aux intermédiaires boursiers, les courtiers/traders.
Les « actifs financiers » de la Fed ont bondi de 244 Mds$ au cours du premier trimestre pour atteindre 7 747 Mds$, la première expansion en cinq trimestres. Ses « prêts interbancaires » ont bondi de 319 Mds$, les emprunts du « guichet d’escompte » ont augmenté de 65 Mds$, le nouveau « programme de financement à terme bancaire » de 65 Mds$ et les « autres extensions de crédit » de 180 Mds$. Enfin, l’actif « Security Repurchase Agreements » (prêts de la Fed sur le marché du repo) est passé de zéro à 45 Mds$.
Ah les braves gens ! C’est ce qu’ils appellent l’austérité monétaire et une politique de lutte contre l’inflation !
Du côté passif du bilan de la Fed, les « réserves des institutions de dépôt » ont bondi de 499 Mds$ à 3 184 Mds$, tandis que les montants « dus au gouvernement fédéral » ont chuté de 269 Mds$ et le passif repo de la Fed a chuté de 147 Mds$.
Les poches pleines
La croissance des GSE, ce faux nez du gouvernement, ces entreprises parrainées par le gouvernement, a été tout simplement explosive.
Les actifs de GSE ont augmenté d’un record de 352 Mds$ au cours du premier trimestre pour atteindre un niveau record de 9 540 Mds$. Cela a dépassé l’augmentation record précédente de 325 Mds$ pendant la crise pandémique du premier trimestre 2020.
Le record pré-pandémique était lors de la crise des subprime, avec 144 Mds$ au troisième trimestre 2007 ; il dépassait le record précédent de 136 Mds$ pendant la période de crise Russie/LTCM du quatrième trimestre 1998, lequel avait lui-même éclipsé le précédent sommet trimestriel de 60 Mds$ de la période de crise mexicaine du quatrième trimestre de 1994.
Ce n’est plus de l’escalade, c’est de l’envol, du décollage.
Les actifs de GSE ont gonflé un record de 1 022 Mds$, ou 12,0%, au cours des quatre derniers trimestres. La croissance des GSE a été tout à fait phénoménale. Les actifs des GSE ont bondi de 1 248 Mds$, ou 15%, sur cinq trimestres, et de 2 410 Mds$, ou 33,8%, depuis le début de la pandémie (soit 13 trimestres).
Les prêts/avances FHLB (Federal Home Loan Banks) ont bondi d’un record de 222 Mds$ au cours du trimestre pour atteindre un record de 1 042 Mds$. Mais, comme l’indiquent les états financiers du FHLB, l’essor de la croissance au premier trimestre ne s’est pas limité aux prêts/avances aux banques membres.
On a noté de fortes expansions des actifs repo et « Fed funds », ainsi que d’autres moyens clés pour renforcer la liquidité du système, qui ont propulsé la croissance record du FHLB (317 Mds$) à un niveau record de 1 564 Mds$ d’actifs totaux, qui a doublé d’une année sur l’autre.
Tourbillon de liquidités
C’est le grand tourniquet ou le tour de passe-passe.
Tout cela est très technique et c’est le secret des grands prêtres ; si tout cela était clair, ils ne vous baiseraient pas aussi facilement !
Retenez ceci :
- Les autorités vous mentent ; elles ne luttent pas contre l’inflation, elles appuient sur le frein monétaire et sur l’accélérateur en même temps.
- Les autorités n’ont pas découvert la pierre philosophale ou les secrets de l’Oeuvre au Noir alchimique qui permettraient de sortir des politiques monétaires non conventionnelles ; elles bluffent, elles sont toujours coincées dans l’Hotel California avec la pancarte No Exit.
- Les liquidités excédentaires restent considérables, elles tournent vite et elles sont de plus en plus enclines à la spéculation et au risque. Elles vont directement gonfler les cours de bourse et misent sur les chevaux qui galopent le mieux. Les spéculateurs veulent jouir vite car ils savent que tout ceci est pourri.
- Dernier point : ces liquidités tourbillonnantes produisent des effets sectoriels contrastés, ainsi par exemple le secteur immobilier est affecté négativement, et les déséquilibres internes et intersectoriels deviennent grands avec multiplication de fragilités cachées par les effets de levier.
[NDLR : Retrouvez toutes les analyses de Bruno Bertez sur son blog en cliquant ici.]